vendredi 18 décembre 2015

Le juriste, les hackers et nous !

Nos institutions publiques semblent la part de la société la moins en mouvement. Au centre du dispositif, le symbole de la stabilité de l’ordre public depuis des siècles, l’état, représente désormais davantage l’immobilité que la démocratie à laquelle les membres de notre société aspirent. Faisons un bout de chemin avec un juriste qui s’intéresse vraiment à l’adéquation entre le droit public et la société, et regardons les premières idées déversées par les hackers dans le domaine politique. Avis de tempête pour les représentants élus et tous les dominants de la sphère publique, notre idée de l’action politique entre en mutation.

J’aime bien Dominique Rousseau. Ordinairement les juristes m’agacent, collectivement ils sont une plaie de notre société et singulièrement de notre administration publique. Par définition, le droit, la législation au premier chef, correspond à un compromis social trouvé face à un problème public ou privé répandu en tenant compte des contradictions et des forces en présence. Ce compromis daté n’a pas de dynamique. Plus on entre dans les détails, plus le mouvement de la société est rapide, plus l’obsolescence de la loi est permanente et sa pertinence en berne. C’est pour cela que nos armées de juristes, ingénieurs du détail textuel, se comportent si souvent en apologistes fatigants des décisions prises en silo dans les structures pyramidales que la nouvelle société en réseau vomit. Mais Dominique Rousseau a la grâce de penser le droit au présent et pour l’avenir.



Notre constitutionnaliste est lucide. Il souligne volontiers que la loi est un texte général, impersonnel, bien adapté à une société solide mais plus vraiment à notre société fluide où tout change en permanence : nos lieux de vie, nos compositions familiales, nos métiers comme nos rôles dans la production ou dans la consommation. Regardez le cas d’une grève d’étudiants, dit notre juriste universitaire qui s’y connaît, il n’y a plus d’association représentative, on ne sait plus avec qui discuter ! Il faut donc limiter la voie législative et favoriser le développement contractuel.

De la continuité, de la responsabilité et de la liquidité politique


Dominique Rousseau défend l’idée d’une démocratie continue. Il désespère des élus, on ne pourra jamais les changer, il en est sûr, mais pour autant il n’en invite pas moins très clairement à résister aux tentations de la démocratie directe. En effet, la démocratie directe poursuit le rêve éveillé d’un peuple spontanément conscient alors que rien n’est moins évident, et pas seulement en raison de l’idéologie et de la propagande — c’est d’ailleurs à peu près la même chose. Le constitutionnaliste ne fait guère de cas de la question de la dimension, thème récurrent des doutes émis sur la démocratie directe. Non, il voit deux questions fondamentales qui mettent la démocratie directe en impasse : comment distinguer le peuple de la multitude ? Comment assumer la responsabilité ? Le notion de peuple suppose une unité collective, une représentation globale et reconnue de l’intérêt ou de la volonté générale. Or aucun critère ne peut délimiter un peuple, ni l’ethnie, ni le roi, ni la langue, ni le territoire. Vraiment rien, si ce n’est le droit et la reconnaissance du droit d’un peuple par lui-même. Et donc, il faut assumer la cohérence du droit, autrement dit la responsabilité dans une continuité. Le professeur de la Sorbonne a certainement raison de souligner que les mandats courts et/ou impératifs, comme le suggère tous les apôtres de la démocratie directe, risquent fort de donner le pouvoir à la haute administration, c’est-à-dire aux mêmes oligarques, par un autre chemin ! C’est à peu près ce qui s’est passé avec la IVème République, l’instabilité ministérielle et Guillaumat était au pouvoir !
Comment peut-on donner corps à ces idées-là sans se perdre à nouveau dans les limbes de la complexité ? Notre juriste propose plusieurs idées notamment la suppression du Conseil d’État, la protection constitutionnelle des lanceurs d’alerte et l’institutionnalisation des conventions de citoyens. J’y vois trois bonnes idées, insuffisantes. Notamment parce qu’il ne propose rien sur la question électorale, or celle-ci est à la fois au cœur de la légitimation politique et de la crise. Nous avons besoin d’une rénovation qui implique tous les citoyens.
Le conception de nos institutions publiques datent du XIXème siècle, c’est à la fois on ne peut plus visible et insoutenable. La bonne nouvelle, c’est que les hackers (comme l’a rappelé parfois Étienne Chouard, les pirates sont historiquement démocrates !) s’intéressent de plus en plus aux institutions publiques. Une proposition forte est en train de mûrir, il s’agit de la démocratie liquide. Elle s’appuie sur des technologies encore un peu nouvelles, la première d’entre elles est le blockchain qui a notamment permis la création de la première monnaie internationale qui échappe complètement au contrôle des états et de leurs banques centrales, le bitcoin. Il y a une seconde technologie sur les rails qui pourrait être plus déterminante encore pour mener à bien la révolution du contrôle de la décision publique, c’est Ethereum. Il s’agit d’une plate-forme décentralisée qui fait fonctionner des contrats programmés avec l’appui d’algorithmes sans aucune possibilité de temps d’arrêt, de censure, de fraude ou d’interférence de tiers.

Délégation récupérable à tout moment : la fureur des chefs spoliateurs de volonté est déjà là !


Les hackers travaillent, on aura besoin d’eux et on aura besoin des juristes qui s’intéressent à l’avenir de la société. Mais le plus utile, ce sera nous. Oui, nous-mêmes ! Dominique Rousseau rappelle que Louis XV tenait tête à ses grands courtisans en soutenant que le corps du roi était celui de la France ! Ce n’est même plus de l’histoire ni du droit, c’est de la psychanalyse… Et nos représentants élus se comportent de la même manière, ils sont la nation, ils décident pour nous, ils sont les patrons et parlent à notre place dès le dimanche soir d’élection. Nos bulletins électoraux muets sont transformés en une voix, la leur. Ainsi le peuple fusionne dans le corps du roi, ainsi encore nous fusionnons avec les élus en les adoubant pour qu’ils parlent en notre nom. La démocratie, c’est au contraire associer sans in-différencier, c’est reconnaître l’altérité pour coopérer. L’enjeu de la démocratie liquide est de dépasser notre imaginaire actuel d’une démocratie directe en opposition avec la démocratie représentative : oui à la délégation, à condition de pouvoir la reprendre à tout moment.
Je ne crois pas vraiment à un rééquilibrage entre la loi et le contrat, d’ailleurs l’inflation de l’une entraîne la profusion désordonnée de l’autre. Qui lit encore les conditions générales de vente en ligne ? Il me semble que nous allons plutôt vers une décentralisation radicale de la gouvernance, aussi bien dans le secteur privé que dans le secteur public. Il faut garder une centralisation des numéros d’IP, il faut conserver une identité sûre : bienvenue à France Connect par exemple, mais plus on centralise, plus la norme doit être simple, neutre et le pouvoir de l’institution limité. La démocratie, c’est l’autonomie des individus, c’est la liberté de s’associer sans contrainte, c’est la possibilité d’inventer des règles collectives à la demande en fonction de la nature du besoin. Ce renouveau de la démocratie est en marche, il annonce la fureur de tous les chefs, les rois du pétrole, les Monsanto et les GAFA, en passant par les nostalgiques du renseignement étatique. Les délires pour défendre les droits d’auteur, l’accès privé au sous-sol et aux fonds marins, la brevetabilité du vivant, tout cela est déjà là. Tous ceux qui ont du pouvoir par la domination, c’est-à-dire par la spoliation de la volonté des autres, se défendent frénétiquement. Pour mémoire, Louis XV a conservé un pouvoir absolu jusqu’à sa mort, mais son petit-fils Louis XVI fut guillotiné, et un nouvel ordre social est advenu. Il n’y a plus de roi de France, je ne crois qu’il y aura de roi du monde, je ne veux couper la tête de personne mais espérer que la fureur des puissants est un bon signe.


Sources :
- « Radicaliser la démocratie », Dominique Rousseau, éditions du Seuil 2015
Émission radiophonique avec Dominique Rousseau

jeudi 17 décembre 2015

Légitimités politique et professionnelle ne sont pas superposables !


Innover dans les collectivités ? Vite dit. La protection de l'emploi qu'offre le statut nous en empêche souvent. Et que dire de l'intrusion des politiques dans le management ?

J’ai été surpris par les termes de l’appel à l’innovation contre l’immobilisme, paru dans le précédent numéro de La Lettre du cadre. Je ne crois pas que nos collectivités soient un terrain fertile pour les innovations. Au contraire, il est particulièrement difficile d’innover au sein des collectivités, je m’y suis essayé plus d’une fois ! Je voudrais pourtant bien que ce soit vrai…
 

Le management est l’affaire des cadres

Pour sortir de l’immobilisme et innover, il me semble prioritaire de prononcer quelques paroles de liberté.
D’abord, il y a aujourd’hui une contradiction fondamentale entre la maîtrise des dépenses et laprotection de l’emploi qu’offre la FPT.
Ensuite, diriger des personnels est une affaire de professionnels du management qui nécessite de disposer de délégations claires pour affronter les tempêtes. Donc, pour innover, il est temps de dire au chef de l’exécutif qu’à partir de maintenant il ne s’occupe plus de management (il doit se retirer du CTP et de la CAP bien sûr). Qu’il cesse de nous empêcher. Que lui s’occupe de politique et pas nous, que le management, ce soit nous et jamais lui. Et que s’il n’est pas content du résultat à telle échéance, il nous vire, nous, toute l’équipe dirigeante.
 

Supprimer les emplois inopérants

Le management efficace aujourd’hui conduit à une organisation en réseau, sans hiérarchie, avec des spécialistes autonomes qui se coordonnent et franchissent les barrières institutionnelles (sans procédure d’autorisation dilatoire) pour trouver les meilleures solutions. L’équipe dirigeante soutient alors les innovations de processus efficaces, les mutualisations et les automatisations de tâches. Les managers suppriment les emplois inopérants… et les marges financières sont retrouvées !
Sans doute cela a-t-il des effets politiques, mais c’est l’élu qui s’en occupe, non ? Laissons donc de côté nos vieilles lunes. Les entreprises concurrentielles suppriment des emplois, les administrations performantes aussi, forcément. Un manager public est responsable de l’économie des moyens. L’administration des moyens, c’est nous, et nous sommes qualifiés par une formation et par une expérience professionnelles. Le choix des politiques publiques, c’est l’exécutif qualifié par l’élection.
 

Dire la vérité

Dire la vérité dans nos territoires, c’est déjà innover ! Les légitimités politiques et professionnelles sont de nature différente. Cessons de les superposer dans un schéma top/down. Cette vision de l’autorité verticale, de l’époque pré-numérique sans réseau, c’est du noir et blanc, de la politique à papa.
Le mandat électif ne qualifie aucune position hiérarchique par rapport aux cadres dirigeants, il est temps de le faire comprendre clairement. Et si les élus s’occupaient de politique au lieu de gestion des moyens, et s’ils s’occupaient davantage du lien entre les citoyens et leur institution publique ? Ils découvriraient l’empowerment et ça nous rapprocherait !

Nota : cet article a été publié dans La Lettre du cadre, décembre 2015