vendredi 8 avril 2016

Etre patron et démocrate à la fois : les élus locaux défiés par la mutualisation des services

Les représentants du peuple, les élus, sont des employeurs. Les élus locaux ont beaucoup investi leurs fonctions gestionnaires et patronales depuis la décentralisation, d'ailleurs ils emploient près de 2 millions de personnes, à peine moins que l'État (2,5 millions). Les représentants des employeurs locaux ont voulu la mutualisation des services il y a 9 ans, mais la mise en œuvre est plus que laborieuse. Il semble même que les élus la freinent, et lorsqu'ils la mettent en œuvre ils la veulent discrète. Être en même temps patron devant l'administration et démocrate devant les électeurs ne semble guère une difficulté pour les élus jusqu'à présent, mais la mutualisation des services pourrait défier cette symbiose.

Le thème de la mutualisation a été lancé conjointement par l'Association des Maire de France (AMF) et l'Association des Communautés de France (AdCF), au travers d'un colloque co-organisé par les deux grandes associations d'élus le 27 mars 2007. Quel est le résultat ? Cette idée a été reprise par l'État, introduit dans les textes législatifs, d'innombrables articles et ouvrages ont été publiés, les communautés ont dû répondre à l'obligation légale de présenter en délibération un schéma de mutualisation. Et pourtant, à ce jour, le bilan est maigre. Il n'est pas nul, mais il est mince et surtout on peut se demander s'il va véritablement prospérer ou s'enliser.
Quels sont donc les obstacles ? En dehors du circonstanciel, les modifications de périmètre communautaire, les habituels atermoiements juridiques et l'hétérogénéité des structures municipales en présence, il y a trois obstacles structurels. Mais il n'y a pas que des obstacles, il y a aussi des aspirations et les solutions ne proviendront de nulle part ailleurs que de ces aspirations.

Un enjeu beaucoup plus profond que le redéploiement

Le premier obstacle est un paradoxe : les élus locaux ont été les premiers demandeurs et finalement ils sont souvent les premiers facteurs de blocage. La position patronale des maires est à la fois la cause de la demande et des réticences qui s'en sont suivies. Dans les débuts, la question de la mutualisation est centrée sur le binôme ville centre / communauté avec, le plus souvent, un maire de la ville centre cumulant la présidence communautaire. Un seul DGS, un seul service financier, un seul staff et un seul patron, c'est à l'évidence beaucoup plus simple. Puis la pression des nécessités des économies d'échelle, appuyée et soulignée par les gouvernements successifs, doublée de la discrète interrogation des maires de première périphérie sur le partage des bénéfices de l'opération entre le chef-lieu et la communauté a modifié la nature du sujet. Si une chose a profondément évolué en 9 ans, c'est bien cela : on ne peut plus cantonner durablement la question de la mutualisation au binôme central. C'est la conclusion la plus tangible du rapport d'étape publié par l'AdCF en décembre 2015. Alors on passe de la facilité de l'osmose entre deux structures à peu près homogènes aux difficultés de la multiplicité de communes hétérogènes.
Les élus locaux exécutifs sont réticents à perdre le contrôle employeur de l'administration, or c'est précisément ce qui se passe pour les maires et surtout les adjoints aux maires de la périphérie avec la création des services communs.
Deuxième problème, l'appui de l'État. Quel allié encombrant ! Éléphantesque, il ne connaît que les vieilles lunes d'une autorité juridique et à peu près rien du monde organisationnel en mutation permanente, on dirait le pachydermique colonel du livre de la jungle. Il veut tout décider – mais pourquoi diable a-t-il voulu interdire la mutualisation (il a dit que c'était l'Europe, une affaire de marché public in house ou pas…) ? Et pourquoi diable a-t-il voulu ensuite l'encourager ? Il y a d'abord eu l'opposition de l'administration d'État au nom des principes de spécialité et d'exclusivité des compétences, puis il y a eu un engouement au nom des économies d'échelle. L'État passe d'un dogme à un autre, il donne des directives avant d'avoir défini une méthode, mais il ignore toute problématique de management avec une parfaite constance. Concrètement, il ne cesse de confondre la concentration des moyens avec celle des politiques, et assimile en permanence mutualisation et redéploiement.
Dans les collectivités, on ne peut pas confondre le transfert de compétences qui dépossède les élus municipaux de leur pouvoir politique au bénéfice des assemblées communautaires et la mutualisation qui ouvre l'accès pour plusieurs collectivités à une administration unifiée. A force de confondre la mutualisation des services avec un sous-transfert de compétences, l'État continue à détruire sans que l'on sache si cela est volontaire ou non la dynamique potentielle de la mutualisation par son vocabulaire inapproprié. L'idée même d'une collaboration hors de tout rapport hiérarchique ne lui paraît pas autre chose qu'une pesanteur. L'État est centré sur ses obsessions budgétaires et donc sur la réduction de la DGF, c'est-à-dire de sa contribution budgétaire aux finances locales, et il prône les économies d'échelle. Sauf que si le modèle bureaucratique de l'âge industriel pouvait permettre de produire des économies d'échelle par la masse, mais nous en sommes à l'ère de l'automatisation où les économies se font par la suppression d'emplois et par la connexion des compétences et des contributions...
Dernier blocage, les territoriaux. La mise en œuvre de la mutualisation des services a un premier effet d'explosion des organigrammes en râteau : premières victimes, les chefs ! Il n'échappe à personne que la seule économie réelle à terme de la mutualisation consistera en une réduction d'emplois. Quand on regroupe 3 régions en une seule, il n'y a plus qu'une seule place de DGS pour 3 sortants. Le redéploiement interne ou externe au sein d'une branche d'activité n'a jamais eu d'autre effet qu'une réduction des effectifs. La restructuration des processus de travail a un potentiel souvent assez difficile à prévoir, elle engage d'abord à une investigation hors du contrôle hiérarchique traditionnel.

Mutualisation et hiérarchie, l'eau et le feu

Au-delà de ces trois verrous, on n'a sans doute pas encore très bien compris dans nos collectivités que la mutualisation consiste à fusionner des services sans cadre hiérarchique pré-établi. Avant même de développer correctement une nouvelle organisation unifiée, au travers des services communs, l'investigation nécessaire à la mutualisation doit favoriser la communication latérale, débrider la parole des agents, parler de ce que l'on fait réellement et des émotions qui stressent. Le principe même de la mutualisation ouvre une perspective managériale radicalement inverse du transfert de compétence : c'est une inversion de la hiérarchie, il faut fouiller les pratiques et les process à la base pour renouveler les procédures susceptibles de dégager de l'efficacité et des gains de productivité et remonter ensuite vers le changement organisationnel. Pour trouver la confiance, condition de l'innovation et d'une nouvelle productivité, il y a une investigation longue et profonde à mener dans les services. C'est une opération extrêmement complexe qui nécessite une participation la plus large possible.
Il y a un travail considérable à mener : comment travaille-t-on dans chaque collectivité, pourquoi les périmètres des services existants présentent-ils des contenus différents, pourquoi les méthodes divergent, quelles sont les meilleures, etc. Pour l'instant, on voit surtout des études menées par des cabinets qui viennent d'abord écouter les idées qu'ont les chefs élus, puis secondairement les chefs professionnels, et ensuite les agents sont invités à collaborer… Si l'on veut des résultats efficaces, il faudrait d'abord que les élus redescendent un peu sur terre, admettent qu'ils ne sont pas des managers professionnels et que leur rôle sera d'avaliser les solutions élaborées, ensuite que les cadres territoriaux se mettent à la page d'un constat réaliste et difficile à contester : le modèle hiérarchique n'est pas adapté aux problématiques complexes. Autrement dit, les collectivités qui sont des organisations souvent plus complexes que les entreprises privées, à taille comparable, en raison de la grande multiplicité des métiers qu'elles assurent, doivent débriefer une étendue énorme de problématiques professionnels avec des niveaux hétérogènes de développement généralement plus élevés au centre qu'à la périphérie.
On ne manquera pas de dire qu'il y a le statut de la fonction publique, les avantages acquis, des arbitrages qui doivent être validés par les élus. Certes, néanmoins la rationalité de la mutualisation est d'entreprendre une investigation ouverte sur les services existants, de déterminer une méthode commune pour tous les membres de chaque service fusionné et donc de retisser des règles internes de responsabilité, de coopération et d'information. Rien de tout cela ne ressemble aux catégories A, B ou C et à ses grades. Mutualiser, cela se joue dès l'investigation collective initiale, l'ADN de la mutualisation est de nature à tuer la hiérarchie. Non seulement c'est possible, mais c'est imparable. On peut dire les choses autrement : soit on habille le modèle hiérarchique d'un semblant de mutualisation, soit on habille la mutualisation d'un peu de hiérarchie statutaire.
La mutualisation introduit un gène de mutation de la culture administrative à un moment opportun, où la génération Y récuse le statut pour ne reconnaître que la compétence. Personne ne croit plus à l'efficacité bureaucratique du modèle légal-rationnel que défendait Max Weber, digne contemporain de Taylor et de Ford. Le développement de la société refuse le pouvoir par la domination, l'aspiration démocratique de notre époque peut se décliner en suivant trois repères : confier les tâches mécaniques aux machines automatisées, libérer l'épanouissement des individus hors du champ de la productivité, reconnaître l'auto-gouvernance du travail par opposition à l'emploi asservi. A partir du moment où l'on croit davantage à la communication latérale qu'à l'ordre venu d'en haut pour trouver des solutions efficaces en réponse aux objectifs communs, la vision du monde change. Et c'est exactement ce qu'induit la mutualisation des services dans nos collectivités locales par opposition au transfert de compétences qui propose de remettre le pouvoir à un niveau plus centralisé. Non seulement la hiérarchie des services communs ne préexiste pas, mais la mobilisation nécessaire des ressources pour mettre en œuvre la mutualisation lui laissera une place différente, peut-être nulle.

L'aspiration patronale des élus est à contretemps

Le booster de la mutualisation, c'est l'aspiration démocratique par un implémentation du bottom up dans une culture administrative top down en faillite de légitimité. Pour les agents territoriaux, cela se traduit forcément par une mise en cause de la hiérarchie pyramidale au profit d'une collaboration horizontale. Mais il y a un second versant de l'aspiration démocratique qui n'est pas moindre, c'est le retour aux sources de la citoyenneté, le renouveau de la démocratie.
Un autre élément fondamental du contexte de la mutualisation, c'est la crise de la représentativité des élus politiques et de la légitimité électorale. Les élus locaux ont le sentiment d'être plus légitimes auprès des électeurs que les élus nationaux, c'est sans doute vrai et pourtant on est bien loin d'une analyse suffisante par rapport à ce qui va se jouer : la proximité les expose autant qu'elle ne les protège. L'aspiration démocratique fait émerger les interrogations sur la raison d'être des administrations, c'est-à-dire sur les fonctions sociales et politiques des collectivités locales. Après bientôt 35 ans de décentralisation, on voit bien que celle-ci n'a pas atteint les citoyens et que le syndrome patronal des élus s'est développé. On ne sait plus très bien quel est le rapport entre l'étiquette politique qui apparaît comme un signe clanique et oligarchique à la fois et le contenu des politiques locales, mais pendant ce temps les maires et les présidents ont cultivé l'image de gestionnaires d'administration, patrons et pourvoyeurs de services publics en monopole sur le territoire. La recherche de consensus, l'infiltration du marketing dans les politiques publiques et le masque de la complexité administrative ont écarté la conflictualité du débat et la participation citoyenne. Les affaires de Sivens et Notre Dame des Landes sont emblématiques de la distorsion susceptible de surgir quand les citoyens réagissent à une politique publique locale définie dans un cadre institutionnel et procédural qui a inoculé la rupture entre la légitimité élective et la représentation des citoyens.
La fonction patronale est ancrée dans la culture de l'autorité hiérarchique, contradictoire avec le modèle démocratique. A priori, on peut penser que la distinction entre le management et le propriétaire de l'entreprise règle à peu près de la même façon la question de la gestion des ressources humaines. Or, ce n'est pas vraiment le cas, la responsabilité employeur reste un problème particulièrement aigu dans le secteur public avec des variations. Dans le secteur privé, les établissements appartiennent soit à des grands groupes soit à des PME/TPE dont les patrons sont des professionnels propriétaires des capitaux. Dans les collectivités locales, les pouvoirs de l'employeur appartiennent à l'exécutif, c'est-à-dire à des élus sans légitimité professionnelle. Depuis 35 ans de décentralisation, les exécutifs locaux n'ont cessé d'affirmer leur volonté gestionnaire et de se positionner au sommet de la pyramide hiérarchique des collectivités locales et la question de la répartition des rôles entre les élus et les cadres territoriaux est toujours plus sensible. L'élection permet l'accès à la fonction patronale, en dehors de la légitimité de la propriété des biens et en dehors de la légitimité professionnelle des managers acquise par les diplômes ou l'expérience, c'est une sorte de « tour extérieur » comme on dit dans la haute administration. La mutualisation des services met en évidence le contretemps sociétal de cette aspiration patronale en éliminant de nombreux adjoints et même des maires de cet accès au contrôle des personnels.


Est-ce que les citoyens veulent la démocratie au travail ?

Ce contretemps oriente déjà profondément la mise en œuvre de la mutualisation des services, même si cela s'exprime de manière détournée. Bordeaux Métropole, par exemple, mène une mutualisation parmi les plus ambitieuses de France, portant ainsi les emplois communautaires de 3 à 5000 agents environ, le différentiel correspondant à peu de chose près aux nouveaux services communs. La stratégie globale des bordelais est définie par un guide de gouvernance dans lequel on peut lire que le lien de proximité « qualifie plus particulièrement les relations entretenues par les communes avec leurs habitants ». En fait, la mutualisation couvre le back-office, mais jamais aucun poste de front-office. Lorsqu'il y a un transfert de compétence les agents sont communautaires, mais lorsqu'il y a une mutualisation les services communs sont invisibles de la population. Les élus ont un pouvoir identifié au contrôle du personnel municipal, et ils ne s'imaginent pas afficher la dépossession de leur pouvoir patronal, ils la cachent. Pourtant, la gestion déléguée au secteur privé est une pratique ancienne et répandue. Il y a un imaginaire du pouvoir sans dialogue entre les élus et les citoyens, c'est le cœur de la crise de la représentation qui ne répond plus à l'aspiration démocratique.
La fonction employeur est pour les élus de l'exécutif un signe de pouvoir qu'ils ne veulent pas partager, les maires répugnent toujours à exposer les problèmes de gestion du personnel devant les assemblées municipales, alors en faire une question de débat public est inconcevable pour l'immense majorité d'entre eux. Pourtant, il est aujourd'hui devenu absurde de taire le dysfonctionnement de l'ordonnancement vertical et autoritaire de nos administrations. Ne pourrait-on pas se poser la question de savoir si le peuple est en harmonie avec le positionnement patronal des élus locaux ? Est-ce que la population approuve le fonctionnement hiérarchique de nos administrations, défini dans ce cadre légal-rationnel pensé au début du XXème siècle ? Est-ce que le citoyen est réellement d'accord avec ce modèle de management de nos institutions publiques financé par son impôt et gouverné en son nom ? Les citoyens, des salariés dans leur grand nombre, ne veulent-ils pas plus de démocratie au travail pour eux-mêmes ?
Les aspirations de la société existent aussi bien chez les fonctionnaires territoriaux que dans le reste de la société. Non seulement le modèle démocratique doit détrôner le modèle autoritaire dans le travail, mais la segmentation des individus qui sont à la fois des producteurs et des consommateurs, à la fois des usagers et des citoyens, est remise en cause par la société qui ouvre une place de plus en plus large aux modèles collaboratifs.  Le deuxième point de la déclaration de Territoires hautement citoyens fait une synthèse claire des implications du changement social dont la problématique de la mutualisation des services n'est qu'une illustration :  « Nous reconnaissons que le numérique change la donne, que la société est en mutation et passe d’un modèle pyramidal centralisé à un modèle horizontal connecté où chacun gagne en pouvoir d’agir au service de l’intérêt général et du bien commun ».
Dans une société où l'emploi et les conditions de travail sont constamment sur le devant de la scène, il est paradoxal que les patrons élus n'aient pas de débat avec la population qu'ils représentent sur ce qu'ils font au nom des citoyens de leur fonction d'employeur. Faut-il automatiser et supprimer des emplois ? Faut-il augmenter le temps de travail quand il est inférieur à 1607 heures par an comme le demande la Cour des comptes ? Qui doit commander et contrôler dans les services publics ou est-ce qu'il faut des administrations libérées, comme il y a des « entreprises libérées » pour qu'elles soient efficaces ? On devrait débattre aisément de ces choses en démocratie où les représentants du peuple représentent le peuple.
Selon Frédéric Laloux, dans le long terme, il n'y a pas à arbitrer entre la mission et les moyens parce que si nous nous concentrons sur la mission, la définition des moyens en découlera. La question ultime que l'on peut percevoir dans la difficile gestation de la mutualisation des services de nos collectivités publiques est dans la raison d'être de la démocratie locale.