mardi 31 mai 2016

Administrations territoriales libérées : des candidats ?

L'association des dirigeants territoriaux et anciens de l'Inet a ouvert l'année dernière les ETS à Isaac Getz pour parler de l'administration libérée, et sa présidente Claude Soret-Virolle a invité, au travers d'une interview de la Gazette des communes, à interroger « l'intégralité du mode de management » comme le rare moyen de donner du sens aux contraintes financières. Est-ce que ce nouveau type de management proposant un fonctionnement plus engagé de ses membres par une réduction drastique de la hiérarchie peut être envisagé dans les collectivités locales ? Il y a de sérieux obstacles, mais je pense qu'il faut absolument essayer de les dépasser. Mon choix de professionnel territorial est fait : ce sera cela ou rien d'autre ! Découvrons les caractéristiques majeures de cette révolution managériale avant d'essayer de jauger sa pertinence au regard des spécificités du secteur territorial.
L'administration publique locale est sous la pression de deux événements importants : la baisse des dotations de l'État entamée en 2014 et la refonte de l'intercommunalité qui regroupera au 1er janvier 2017 la quasi-totalité des communes françaises en un peu moins de 1 300 EPCI. Cette modification de la carte intercommunale est faite de fusions de communauté, parfois même de fusions de communes (25 fusions concernant 130 ex-communes dans le Maine-et-Loire au 1er janvier 2016), d'inévitables ajustements de compétence et de schémas de mutualisation des services. Dans un contexte bousculé comme jamais, est-il pertinent d'en ajouter une couche en introduisant une ambition supplémentaire de rénovation managériale ? On se concentre sur les économies, mais comment faire de réelles économies : pressurer les organisations certes, mais avec les reconfigurations commencent immédiatement des problèmes de râteaux hiérarchiques : un seul DGS à la place de deux ou trois, l'un va-t-il devenir l'adjoint (frustré ?) de l'autre, et le problème se répète en cascade à tous les échelons…

Le monde sans pyramide hiérarchique
Alors, « administration libérée », de quoi s'agit-il ? Je viens de suivre le mooc innovation managériale après une lecture attentive du livre de Frédéric Laloux, Reinventing organizations, je vais essayer d'expliquer l'essentiel. Dans le principe, cela consiste à supprimer le pouvoir du DGS à donner des ordres, et à écrouler toute la pyramide hiérarchique parce qu'il y a d'abord un constat sociétal général, impitoyable, qui concerne aussi bien les entreprises que les administrations : le salariat est malade, les gens n'aiment pas leur travail. Ils s'y ennuient, ne se sentent pas reconnus, ils en ont ras-le-bol ! Vous ne saviez pas ? C'est incroyable, beaucoup de gens ne savent pas : les médias n'en parlent pratiquement jamais ( le documentaire intitulé « le bonheur au travail » diffusé sur Arte le 24 février 2015 a pourtant eu un énorme succès !), les responsables politiques et publics, en tous cas, ont l'air encore moins informés que les autres. Le Président de la Cour des comptes, Didier Migault, qui réclame le respect des 1607 heures par an ou le candidat à l'élection présidentielle le plus populaire de France par exemple, Alain Juppé, n'ont pas l'air au courant. Écoutez Isaac Getz, c'est très amusant et cela donne tout de suite l'impression d'être plus informé que les grands décideurs de ce pays : 


Le premier gaspillage massif, c'est la démotivation des salariés, Isaac Getz nous amuse beaucoup en décrivant sans pitié ce que nous connaissons tous. L'humour est souvent la première étape de la prise de conscience. Quel énorme gaspillage, nous le savons tous, on rit parce que nous sommes encore sous la pression du tabou au lieu de nous occuper sérieusement de ce désengagement, qui est pourtant, hélas, solidement documenté : les sondages Gallup sont récurrents et implacables. Quelques entreprises dans le monde, et même en France, ont rompu avec le modèle hiérarchique et ont décidé de cultiver la motivation de leurs salariés. Il y a même un ministère belge qui s'est lancé dans cette aventure. Attention, il n'est pas question de motiver les gens, mais de cultiver leurs motivations personnelles, c'est plus qu'une nuance, c'est une rupture pour entrer dans un autre monde.

Auto-gouvernance organisée
Les entreprises qui se sont engagées dans cette voie ont connu des réussites exceptionnelles. Mais est-ce applicable dans nos administrations locales ? Avant de nous intéresser aux facteurs particuliers de nos collectivités locales françaises, essayons de regarder d'un peu plus près ce qu'on sait des expérimentations. La première condition pour réussir ce genre d'innovation, c'est la présence d'un dirigeant convaincu et très engagé dans cette rénovation managériale où l'empowerment est la clé de voûte : le dirigeant renonce radicalement au pouvoir de donner des ordres, il soutient au contraire en permanence la capacité d'agir des membres de l'organisation. Qu'il s'agisse d'une entreprise industrielle, d'une entreprise de services infirmiers ou même… d'une administration publique belge. Frédéric Laloux analyse cela sous toutes les coutures : le soutien du conseil d'administration ? Utile, nécessaire même pour la pérennité de la rénovation, mais pas déterminant... L'adhésion des cadres et des agents d'exécution ? L'étude des expériences dit systématiquement qu'elle n'est pas spontanée mais qu'elle ne constitue finalement jamais un blocage. Jamais, même si une minorité d'employés (jusqu'à 15 % dans certains cas) quitte l'entreprise parce qu'elle supporte mal la perte du confort d'avoir un chef qui dit ce qu'il faut faire et comment. La dimension de l'entreprise ? Nenni derechef, l'abolition de la hiérarchie fonctionne aussi bien dans une entreprise avec des milliers de salariés que dans une TPE !
Donc d'abord le cadre dirigeant. Il n'est pas supérieur, il reconnaît l'égalité intrinsèque de tous les membres de l'organisation, il doit avoir une bonne connaissance de lui-même et renoncer totalement à dissimuler sa personnalité. Jean-François Zobrist va parler directement à tous les ouvriers de la PME picarde FAVI au moment de la crise de 2008 : il dit ses incertitudes, l'entreprise est ébranlée, elle est en danger. Michel Sarrat (GT Location) exprime aussi ses doutes quand il supprime le poste de DRH, etc. Le terme même de dirigeant devient ambigü, c'est un leader humble, qui assume un rôle de coach en interne et qui peut assurer d'autres rôles comme n'importe quel autre « collègue » de l'entreprise. Il garde toutefois le rôle d'ambassadeur et le rôle de penseur d'une vision de l'avenir de l'entreprise qu'il doit animer avec ses collègues.
Ensuite, dans cette nouvelle école du management, on parle de « lâcher prise ». Il s'agit de faire confiance aux gens qui travaillent, à leurs capacités d'analyse, d'adaptation et d'initiative. Pas de contrôle, même pas de budget, seulement une obligation d'avis. Imaginez, l'agent technique chargé de la voirie qui déciderait lui-même l'achat d'un équipement de plusieurs centaines de milliers d'euros ! Oui, oui, c'est ce qui peut se passer dans des organisations de ce type. L'agent n'aurait qu'une obligation, celle de consulter tous ses collègues impactés par cette acquisition, l'initiateur étudie, consulte et tranche out seul ! Le pouvoir repose sur la compétence, en l'absence de tout contrôle hiérarchique, et en dehors de toute considération de statut. La compétence peut en revanche être discutée par n'importe quel collègue. Bien entendu pas de pointeuse, pas d'objectifs à atteindre, l'auto-gouvernance est généralisée. Suppression de toutes les rémunérations horaires, mensualisation généralisée. Vous pouvez même amener votre chien au bureau, si vos collègues impactés par la présence du toutou sont d'accord. Il paraît que les animaux sont déstressants et de bons vecteurs de sociabilité… Un autre monde que celui que nous connaissons, c'est clair. Le basculement est une épreuve pour tout le monde, en particulier pour l'encadrement !

Aspiration démocratique et égalité
Troisième caractéristique qui ne surprendra pas : la transparence. Le pouvoir hiérarchique repose bien souvent sur la rétention de l'information, il n'en est évidemment plus question. Et cela ne s'arrête pas à la transparence formelle à propos de données objectives, techniques et financières, puisque l'on va prendre aussi en considération ses collègues, leurs motivations, leurs contraintes et leurs aspirations qui ne s'arrêtent pas forcément au cadre de l'entreprise ou de l'administration. Ainsi, par exemple, les fonctionnaires belges des affaires sociales ont-ils massivement choisi de télé-travailler en raison du temps de transport entre le domicile et le bureau. Il s'agit de cultiver la plénitude de tous les collaborateurs. Ils ont choisi, décidé, ils n'ont pas attendu un guide d'accompagnement de la mise en œuvre du télétravail dans la fonction publique approuvé par une instance supérieure.
La dernière dimension de ce management réinventé et libéré, c'est la focalisation sur la raison d'être de l'entreprise ou de l'administration. Quand il y a un chef et des gens qui obéissent, il y a l'horizon de l'entreprise et l'horizon des employés. Pour beaucoup, l'horizon se résume à un salaire pour revivre le soir dès qu'on franchit la porte de la boîte, comme le persifle Isaac Getz. Avec la raison d'être, on dépasse le salaire et le profit, il y a une aventure collective, tant pour Morning Star, cette entreprise californienne qui fait du concentré de tomate, que pour Buurtzorg qui fait des soins infirmiers à domicile aux Pays Bas. L'aventure collective engage tous les salariés et même la relation avec les fournisseurs et les clients : ces entreprises ont en commun d'avoir beaucoup personnalisé leur process et d'avoir beaucoup innové. Et si on le sait encore si peu, si les décideurs semblent aussi ignorants de ces questions fondamentales de ce management, ce n'est pas qu'ils soient mal intentionnés ou insuffisants intellectuellement, c'est que la raison d'être ne se quantifie pas, ne se mesure pas et donc ne se contrôle pas. Il n'y aura jamais de procédure ascendante d'évaluation des oligarchies, cela ne servirait de toute façon à rien puisque l'oligarchie est une raison d'être acquise et atteinte par elle-même.
Sans doute est-ce cette question de la raison d'être qu'il faut positionner au premier plan pour essayer de penser ce que nous pourrions faire dans nos collectivités locales de France. Isaac Getz ne manque jamais de mettre en avant l'égalité intrinsèque : par-delà les métiers, les savoir-faire et les techniques que chacun d'entre nous met en œuvre dans différents rôles, il s'agit de reconnaître que nous sommes tous égaux. Même s'il y a un monde entre Isaac Getz, professeur à l'ESCP de Paris, et Jacques Rancière, philosophe, ancien élève de Louis Althusser et auteur du « Maître ignorant », on aurait du mal à trouver une réelle différence de fond entre les deux sur ce postulat fondamental. Dans un bureau municipal ou communautaire, on connaît très bien cette situation : quand on a fait le point sur tout ce que l'on sait à propos d'une décision délicate, et même sur tout ce que l'on ne peut pas savoir davantage, il ne reste que les incertitudes, les risques et la subjectivité de chacun pour y faire face. Si l'on ne connaît pas cela dans l'instance de décision collective, c'est que la démocratie n'y existe pas. Dans la réalité, la décision consiste à se séparer de possibilités pour l'avenir en en choisissant une seule, l'exercice du pouvoir est inconfortable et le simple partage est un soulagement, assez loin du pouvoir fantasmé qui n'est un plaisir que dans l'apparence. Souvent d'ailleurs, dans les circonstances fortes où les décisions pèsent, il est demandé aux cadres territoriaux présents d'exprimer leur avis subjectif, même si leur choix ne compte pas quand l'arbitrage donne lieu à un vote : ce sont des moments d'égalité, de respect pour les convictions et les doutes individuels où n'importe quel jury bien informé par l'expertise disponible ne ferait ni mieux, ni plus mal.
L'idée démocratique de notre époque est anti-autoritaire, anti-top/down, anti-jacobine, elle ne porte pas de convergence consensuelle mais la nécessité de reconnaître la puissance de la communication latérale. Le gouvernement comme le management par la domination nous pèsent, en vérité nous les trouvons insupportables, chacun de nous aspire à être reconnu avec l'intelligence indissociable de la sensibilité personnelle. La surveillance et le contrôle par la hiérarchie sont des dénis de notre être, au-delà des savoir-faire professionnels inégaux, le postulat est que nous sommes tous des êtres subjectifs égaux. Nous voulons la liberté, le partage des connaissances et la préservation de notre environnement et des communautés auxquelles nous appartenons.
Pourquoi une collectivité locale serait-elle autre chose qu'une entreprise de démocratie ? Le premier souci que nous avons est de savoir qui est le dirigeant de l'administration locale… un sujet déjà maintes fois évoqué dans ce blog. Nous avons un problème de bicéphalite dans nos collectivités avec le Maire ou le Président et le Directeur Général des Services (DGS), l'un a la légitimité politique et l'autre la légitimité professionnelle, mais la distinction n'est pas explicite. Le problème, c'est que les règles sont écrites hors de l'organisation locale par un Code Général des Collectivités Territoriales (CGCT) qui est la règle supérieure de nos collectivités, « le Parlement est bien en matière d'administration régionale et locale, le seul pouvoir « constituant » institué » comme l'écrit FX Aubry. : autrement dit, la décentralisation a été octroyée mais nos collectivités locales non constituées par elles-mêmes restent un faux-semblant démocratique puisque la loi fondamentale n'est pas définie par les ressortissants locaux mais par les parlementaires si ce n'est le Gouvernement. La collectivité publique obéit à l'État avant d'obéir au peuple local. Rappelons qu'avant la Révolution, les communes fondées au Moyen-âge reposaient sur des chartes et que l'idée même des communs, qui refait surface ces dernières années, repose sur l'auto-gouvernance.

Un chef hiérarchique qui ne l'est plus dès que le patron diminué prend sa place
L'État interfère dans la gouvernance locale, nous ne sommes pas sortis de l'absolutisme étatique parachevé par Napoléon Bonaparte, il se réserve sur la commune « les droits d'un maître qui peut retirer ce qu'il a donné », les pouvoirs qu'il a « sur ses communes sont juridiquement illimités » (FX Aubry). Ainsi avons-nous, concrètement, un statut de la fonction publique territoriale imposé par l'État qui installe une hiérarchie, sans lien direct avec les métiers, qui concerne aussi bien le dirigeant que les cadres et les autres agents. Les méfaits du système patronal de nos collectivités locales sont innombrables parce que les élus n'ont ni la légitimité professionnelle, ni la réelle maîtrise de la gestion financière. Du côté des recettes, il y a plus de 60 ressources différentes, dotations ou compensations qui représentent la moitié des recettes dont les élus locaux dépendent sans contrôle de l'évolution. Ensuite, il y a des recettes fiscales administrées par les services fiscaux de l'État qui détestent rendre compte aux collectivités locales, le Trésor public qui tient le compte bancaire, il reste le vote des taux avec des options de manœuvre de répartition assez limitées et environ 10 % de recettes d'exploitation de services qui n'ont généralement pas vocation à la rentabilité… Du côté des dépenses, la masse salariale absorbe plus de 50 % des dépenses avec des règles de la fonction publique définies par l'État. J'ai souvent usé moi-même des termes de patron pour parler du Maire et de chef pour parler du DGS que j'étais, je ne suis pas sûr que le second degré ait toujours été bien compris… La réalité : nous avons un patron très diminué et un chef hiérarchique des services qui ne l'ai plus dès que le patron diminué prend sa place.
La décentralisation n'a pas donné beaucoup plus que les apparences du pouvoir. Les élus locaux ont le pouvoir d'orienter les investissements quand la collectivité peut dégager de la marge, point. Il y a pourtant une ressource de pouvoir local essentielle qui échappe complètement à cette description : la population, les citoyens de la localité. Il y a une différence politique très substantielle entre un commun et une institution publique locale : le commun définit sa gouvernance, c'est-à-dire ses propres règles, avec son périmètre, les droits de ses membres et même de ses non-membres, en clair il s'auto-régule alors que l'institution locale est un démembrement de l'État avec des délégations, pour ne pas dire des relégations, de l'État. Concrètement, cela signifie qu'on doit pavoiser les bâtiments publics quand le préfet le demande… Je caricature ? Oui et non. Oui, l'état-civil, la délivrance de permis de construire sont des fonctions déléguées mineures. Mais, en réalité, beaucoup de fonctions locales sont vassalisées et cela a de lourdes conséquences sur le management et sur son sens.
L'éducation est le cas le plus évident. Les écoles sont un démembrement avec des personnels enseignants sous la maîtrise de l'État et toute la logistique scolaire sous l'autorité de la collectivité locale. En tant que DGS, il m'est arrivé quantité de fois de rappeler aux agents des écoles qu'ils étaient au service des enfants et de leurs parents et non au service des enseignants ou de l'Éducation Nationale. L'instauration du service minimum d'accueil m'a tout de même déjà donné tort, puisque la collectivité locale doit fournir du personnel en fonction du taux de grève parmi les fonctionnaires enseignants de l'État… Mais, ne nous perdons pas dans les détails. Comment peut-on travailler sur la raison d'être d'une école quand on a deux employeurs différents et permanents sous le même toit ? Est-ce que la logistique peut constituer en soi une raison d'être motivante au même titre que l'activité d'enseignement ? Nous sommes-là dans une caricature de hiérarchie, puisqu'il y en a deux qui cohabitent, l'une étant un démembrement de l'autre. Cela va être assez difficile d'expliquer qu'on supprime toute hiérarchie au sein des personnels de l'école, ce n'est pas le genre des inspecteurs d'académie !

"Réintroduire de la diversité dans notre pensée politique"
Mais pourquoi ne pas imaginer de sortir l'éducation des enfants des institutions publiques locales ? De faire un commun avec une gouvernance associant les acteurs concernés : élèves, parents, enseignants et autres personnels, propriétaires des locaux, etc. On pourrait commencer par un voyage au lycée ESBZ de Berlin, c'est ce qu'ils font – avec d'excellents résultats… C'est ce que font les écoles privées en général, catholique ou pas (il y a aussi les écoles Montessori, Steiner, Diwan, etc) avec un contrat d'association ou pas. La collectivité locale pourrait sortir les charges (personnel et bâtiment) et ressources (quelques produits d'exploitation et recettes fiscales) de son budget en partie ou en totalité ou pratiquer par subvention comme une école privée. En revanche, il n'est pas possible a priori de défiscaliser les ressortissants de la commune en fonction des suppressions de postes de l'Éducation Nationale… Les enseignants issus de l'Éducation Nationale sont les premiers à déscolariser leurs enfants, nul ne peut contester que l'éducation est une question à la fois individuelle, familiale et sociale importante. Cela devrait faire l'objet d'un débat public local intéressant avec de nombreux aspects, dont le financement par l'impôt local et national.
Il est d'abord important de distinguer entre ce que l'on fait sur le territoire : du commun autogouverné ou du relais local de la puissance publique ? « Nous devons réintroduire de la diversité dans notre pensée politique. C’est ce que les communs tentent de faire, non pas contre le marché ou l’État, mais à côté, avec des porosités possibles entre les 3 sphères » dit Valérie Peugeot. A un moment où l'on va nous proposer, très probablement, de généraliser la cohabitation deux règles d'emploi dans les collectivités locales, comme on l'a fait dans les entreprises publiques où l'on trouve des fonctionnaires et des contractuels sous le régime général, il est forcément important de se poser la question de la raison d'être de nos collectivités territoriales : qu'est-ce qui est communautaire ? Les routes, les installations de télécommunications, les écoles, les équipements de sports et de loisirs, l'urbanisme, l'adduction d'eau ? Peut-être peut-on s'accommoder pour certains services publics d'une fonction relais de l'État, comme pour l'état-civil, la logistique des écoles, les crèches ? Mais, à ce moment-là, faut-il des élus pour accomplir des tâches d'intérêt public au nom et en collaboration avec l'État ? En tous cas, identifier ce qui doit relever de l'auto-gouvernance locale et ce qui doit relever d'institutions publiques sous contrôle d'État mérite certainement une réflexion des citoyens.
Le premier principe de l'organisation libérée, entreprise ou administration, c'est l'auto-gouvernance. Il ne peut pas y avoir de territoire avec une gestion commune, en auto-gouvernance, avec une fiscalité et un Trésor Public, qui tient le compte bancaire, administrés par l'État, ce n'est pas possible. En revanche, on peut envisager de créer une monnaie locale… La question du développement d'une administration libérée amène donc à des questions tout à fait fondamentales sur la nature de nos communes et de nos établissements publics de coopération intercommunale. La démocratie locale a besoin de discerner ce qui relève du communautaire, de l'État et du secteur privé.
Nous n'arriverons pas à libérer nos administrations locales du modèle hiérarchique autoritaire sans reposer les questions fondamentales relatives au sens de leur légitimité politique. Il s'agit non seulement de souligner que « la démocratie ne peut se réduire aux élections » comme le dit fort justement Jo Spiegel, mais il faut reconsidérer la nature de ce qu'elles gèrent sous le contrôle ou en partenariat avec d'autres institutions publiques ou en pleine autonomie. Le rapport entre la fonction politique des élus locaux et le management de l'administration locale est dans les réponses qui seront apportées à ces questions. Une équipe élue priorisant la fonction de relais institutionnel sera peu encline à aller vers une administration libérée alors qu'une équipe municipale orientée essentiellement vers sa fonction d'animatrice du débat public des citoyens (cf l'interview de Sabine Girard dans La Lettre du Cadre) sera plus disposée à rechercher une administration auto-organisée, sans hiérarchie. En collectivité locale, il faut d'abord que les élus prennent de la distance avec la position patronale, aussi longtemps qu'ils se représenteront eux-mêmes en décideurs en se positionnant au sommet de la hiérarchie, on en restera aux termes d'un statut et de l'obéissance. A partir du moment où on recherche l'expression d'une décision commune au nom des citoyens du territoire, on peut entrer dans l'auto-organisation aussi bien dans le rapport aux citoyens que dans le rapport aux personnels de l'administration.
Le plus grand travers de l'État français, c'est de déverser du chloroforme sur toutes les contradictions sociales. C'est comme cela que l'on arrive à un système autoritaire sans autorité. Si l'on veut de la démocratie, autant dans le travail de l'administration que dans les choix publics, il faut que chacun puisse s'exprimer librement et que les contradictions soient exposées et arbitrées dans un système transparent que chacun puisse comprendre et admettre.
On ne fera pas disparaître le CGCT et le statut de la fonction publique territoriale d'un coup de baguette magique, mais on peut assécher une large partie la portée des règles qui s'imposent à la collectivité locale. On peut très bien, par exemple, supprimer des emplois, créer des sociétés publiques locales de service, et surtout s'appuyer sur sa base de légitimité quand on est un élu. On peut mobiliser un jury populaire et toute la population, et contre une administration d'état si c'est nécessaire. Il y a plus de marge d'action dans le rôle de community organizer que dans le port de l'écharpe tricolore. Pour libérer l'administration, il faut entrer en démocratie et cela ne peut pas se faire à moitié.

Sortez de l'emploi formaté !
Entrer en démocratie, c'est perdre à la fois la tutelle et la protection, c'est se dire qu'il n'y a pas d'autre sécurité que ses collègues ou ses concitoyens. Il faut évidement cesser de cacher la gestion du personnel municipal et intercommunal derrière des écrans de complexité juridique fumeuse. Je me souviens d'un entretien d'embauche où l'on m'a questionné sur la question du reformatage d'un service. Temps que nous sommes dans un système où les processus n'ont pas atteint l'optimum et qu'il faut faire avec une baisse de ressources financières, il faut privilégier la suppression des emplois. Si la priorité est donnée à la baisse de la masse salariale, le directeur général organise la suppression des postes, et il vaut mieux mettre en place une organisation performante d'autant que la suppression de postes aboutit à la remise des fonctionnaires au Centre de gestion. La réponse n'a pas ravi le collègue territorial du Centre de gestion qui était là en tant que membre du jury. Quelque temps après, j'ai appris par un consultant de la région que j'avais peu de chance d'obtenir le poste parce que cela arrange plutôt le Centre de gestion de placer un collègue déjà en place dans son département. C'est ce qu'il s'est passé, peut-être est-ce une coïncidence, peu importe, l'essentiel c'est qu'il faut sortir des apparences, des compromis sans rigueur et sans arbitrage. Il y a des effets de système, supprimer des emplois peut mettre en difficulté le centre départemental de gestion si la méthode essaime ! Mais le DGS ne peut que dire où est l'intérêt de la collectivité si sa priorité est réellement une baisse de la masse salariale. Que l'on prenne la question scolaire, la rationalisation d'un service, surtout s'il s'agit d'un service mutualisé à l'échelle intercommunale, il n'y a pas de solution solide, pérenne et efficace sans mise en cause des rôles, surtout quand on doit faire face à une crise. Un jour peut être les centres de gestion diront qu'il faut faire les recrutements par les collègues plutôt que par les élus et que les offres d'emploi formatées ne servent pas les employeurs… peut-être.
La communication latérale est poussée par la culture numérique, et ce n'est pas une question de transparence uniquement c'est aussi et surtout un enjeu d'efficacité pour innover constamment dans un monde complexe où les systèmes hiérarchisés n'arrivent pas à être agiles, c'est-à-dire souples et rapides pour répondre aux problèmes posés. Je suis candidat pour manager une administration allant dans cette direction, mon CV est à disposition, ainsi que le dernier test de personnalité effectué (MBTI). Contractuel, à temps plein, à temps partiel, ou prestataire, peu importe : qu'il s'agisse d'aider les démocrates, n'importe quels démocrates, seulement les démocrates ! Mais y a-t-il des territoires candidats ?


Les principales sources utilisées pour rédiger cet article :
« La décentralisation contre l'État », FX Aubry, Éditions LGDJ 1992.
« Reinventing Organizations – vers des communautés de travail inspirées », F Laloux, Éditions Diateno, 2015.


mardi 3 mai 2016

Ouvrir la démocratie locale sur les décombres de l'Éducation Nationale


Connaissez-vous Céline Alvarez ? Son histoire ne peut laisser indifférent, cette jeune femme d'à peine 35 ans, montre avec éclat l'incapacité actuelle de notre société à réagir contre le constat de dégradation du système scolaire. Qu'y a-t-il de plus important que nos enfants ? Et pourtant, il ne se passe rien ou presque. Comment sommes-nous, collectivement, à ce point incapables d'agir ? Cet article essaie de décrire les soubassements de la crise, comment est édifiée la démobilisation du citoyen, et pourquoi nos visions individuelles et parcellisées nous rendent impuissants, c'est la description d'une anesthésie pour trouver la porte de sortie vers la démocratie.
Céline Alvarez est une enseignante entreprenante qui veut développer une pédagogie efficace en intégrant les connaissances scientifiques de notre époque. Elle s'est battu pour innover au sein de l'Éducation Nationale, elle a créé un site web, puis un autre plutôt destiné aux enseignants qui la suivent maintenant en nombre. Elle mène une vie de combat pour mettre en œuvre une pédagogie en phase avec ce que peuvent dire les chercheurs et pédagogues les plus en vue actuellement au niveau international, citons Ken Robinson et Sugata Mitra par exemple. Les changements introduits conduisent à donner plus d'autonomie aux enfants et à ouvrir davantage l'école aux parents. Les résultats sont excellents, les parents plébiscitent l'épanouissement de leurs enfants.
Je ne vais pas entrer ici dans un débat pédagogique, ce n'est pas du tout ma spécialité, ce que je veux mettre en valeur c'est l'agrégation des moyens pour construire des solutions collectives. En fait je vais devoir décrire l'inverse et faire comprendre le rapport entre notre sentiment de citoyenneté détruite et les pratiques des institutions publiques qui imposent des services inadaptés, immobiles, encombrés de leurs contraintes internes. Cette désagrégation collective réduit les institutions publiques locales à la gestion de prestations de service et l'expression citoyenne aux nécessités imposées par les institutions loin de tout débat public global. La chose publique, la République, est encore une affaire commune certes, mais où le commun des mortels est condamné à subir, dans la démobilisation et dans l'anéantissement de tout pouvoir d'agir.
L'éducation n'est à la fois qu'un exemple et beaucoup plus, tant la symbolique est forte et tant la République se l'est appropriée. Nous avons tous une expérience d'élève, plus ou moins éloignée dans le temps, et presque tous une expérience de parent, mes observations proviennent d'une autre fenêtre, moins partagée et peu écoutée, celle de mon expérience de DGS de communes entre 5 et 10 000 habitants. Cette fenêtre offre un éclairage qui croise davantage d'angles sur le monde de l'éducation que celui des médias, des parents ou des enseignants.

Deux patrons sous un même toit
Une part non-négligeable du budget communal est consacrée à l'école et aux services péri-scolaires. Entre le fonctionnement et l'investissement, on se situe généralement entre 10 et 30 % du budget municipal suivant les circonstances locales. La première grande évidence qui, bizarrement, passe constamment sous la table des débats, c'est qu'il y a deux patrons sous le même toit d'école : l'État et la collectivité locale. Bien sûr, tout le monde le sait, mais vaguement, sans en comprendre réellement les conséquences. Dit de manière synthétique, le ministère de l'Éducation Nationale fournit les enseignants et les collectivités locales tout le reste. A priori, tout le monde entend que l'Éducation Nationale définit la politique de l'éducation et que les collectivités locales assurent la logistique : les bâtiments scolaires, les transports, la restauration scolaire, les temps d'accueil péri-scolaire, l'entretien quotidien des locaux, les ATSEM, etc.
Tout le monde considère que l'enseignement est la première finalité et que l'État est en conséquence le responsable de la politique éducative. Mais alors, les collectivités sont-elles autre chose qu'un fournisseur logistique, ont-elles à avoir une politique éducative ? Dans ces conditions, est-il nécessaire que le prestataire soit public ? Après tout, il y a aussi des écoles sous contrat où le financement des salaires des enseignants et le contrôle académique sont assurés par l'État, c'est le cas de nombreuses écoles de l'enseignement confessionnel catholique mais pas seulement. Et alors ? Et alors, ces écoles coûtent beaucoup moins cher à la collectivité, même lorsque la commune accorde une subvention à ces écoles privées. Je me souviens avoir découvert, à l'occasion d'une intervention de formation, le budget d'une commune de 2 000 habitants au fin fond des terres morbihannaises des Chouans qui n'avait qu'une seule école sur son territoire : pas d'école publique, une école privée, un bonheur financier !
Ensuite, la séparation entre l'enseignement et la logistique est moins simple qu'il n'y paraît. D'abord parce que l'enseignant est dépendant de la logistique. Rappelons-nous un instant ce qu'avait dit la candidate Ségolène Royale en 2007 : que les enseignants fassent 35 heures à l'école ! Oui, sauf que cela posait un problème d'aménagement de bureaux, puisque les enseignants n'ont généralement pas de bureau, à l'exception du directeur de l'école souvent déchargé de fonction à temps partiel. Bon nombre de pédagogues dénonce aujourd'hui l'organisation de l'enseignement sur un modèle taylorien et fordiste dont la structure des salles de classe est un des éléments, avant même d'écouter Céline Alvarez qui recommande le mélange des âges. Il faut ajouter les voyages scolaires, les simples sorties à la piscine, au musée ou à la médiathèque, à la charge de la collectivité locale, mais qui constituent néanmoins des pièces importantes des activités pédagogiques de l'enseignant. Concrètement, les enseignants sont constamment positionnés en quémandeurs vis-à-vis des élus locaux.

La décentralisation est passée aux oubliettes
La double tutelle qui pèse sur chaque école est en réalité profondément bloquante. Malgré les principes de la décentralisation, les collectivités locales exercent une fonction subalterne dans l'éducation, il ne s'agit en rien d'un partenariat. Elles ont l'obligation de construire des écoles, des collèges ou des lycées et c'est le rectorat qui décide d'ouvrir et de fermer les classes. L'État se contente d'accorder aux collectivités des subventions pour y faire face, à hauteur des moyens qui dépendent des contingences du moment, et de payer les enseignants. Ce tableau décrit l'héritage de la IIIème République centralisatrice de la fin du XIXème siècle où le caractère hiérarchique des rapports entre l'État et les collectivités locales est aussi naturel que l'air qu'on respire. Toutefois, dans le domaine éducatif, cette hiérarchie a été réaffirmée postérieurement aux lois de décentralisation, en 2008, au travers d'une décision tout à fait nouvelle avec la création du service minimum d'accueil (SMA), une procédure inédite où les employeurs locaux ont l'obligation de fournir du personnel en cas de grève des personnels de l'Éducation Nationale. Le débat public tumultueux autour de ce SMA a fortement mis en lumière les problèmes des parents pour faire garder leurs enfants, de contournement du droit de grève des enseignants et on a aussi beaucoup débattu des taux d'encadrement et des modalités de remboursement aux communes. Mais le caractère totalement contradictoire avec l'idée même de décentralisation n'a été discuté par personne et le SMA n'a pas été remis en cause avec l'alternance politique de 2012.
Nous sommes entrés progressivement dans l'ère de la guerre larvée des moyens, et cet angle de vue est devenu prédominant dans tous les domaines des relations entre l'État et les collectivités. L'entrée du numérique à l'école en est une parfaite illustration. L'importance de l'introduction du numérique dans l'enseignement fait l'objet de nombreux débats mais il n'échappe à personne. La séparation des rôles entre le titulaire de la responsabilité pédagogique et le logisticien local prend une nouvelle dimension puisque l'informatique, les logiciels et les connexions s'insèrent littéralement dans le contenu pédagogique. Dans certains cas, les collectivités prennent des initiatives hardies en introduisant des moyens qui ont pour effet de modifier substantiellement l'activité de l'enseignant, comme c'est le cas par exemple à Élancourt sous l'impulsion de Jean-Michel Fourgous, et ce genre d'initiative peut avoir un impact d'attractivité sur le personnel de l'Éducation Nationale.
Le dernier épisode de cette confrontation des moyens entre les partenaires publics concerne un accord passé le 30 novembre 2015 entre l'Éducation Nationale et Microsoft. Cet accord a été très critiqué au regard des principes des marchés publics et de l'avantage ainsi concédé à une entreprise privée par rapport au logiciel libre. Encore une fois, dans ce débat qui a touché de nombreux enseignants, on ne perçoit pas la question de la « tutelle technique » pour reprendre une terminologie des années 80. Pourtant la ficelle est grosse, par cet accord l'État obtient une formation pour ses fonctionnaires sur une longue série de logiciels très usuels à coût nul, et induit évidemment une plus forte demande en acquisition de logiciels Microsoft qui sont à la charge… des collectivités locales !
Au regard de ces événements, on ne voit pas très bien en quoi la logistique scolaire peut constituer un objet politique décentralisé, la dépendance semble au contraire très évidente. En termes triviaux, ils ne le disent pas, mais les élus locaux sont de fait les larbins de l'État sans projet politique réel pour leurs écoles. Pourtant, nous avons assisté à une extension du modèle « deux patrons sous le même toit » avec ce que l'on a appelé l'acte II de la Décentralisation, quand JP Raffarin était Premier ministre. Il y a de quoi se demander comment cela est possible.
Revenons à Céline Alvarez. Lorsqu'elle commence son activité à la rentrée 2011, le maire-adjoint de Gennevilliers « à l'enseignement maternel et primaire » (le titre est en lui-même à noter) n'est pas du tout au courant des changements que la jeune enseignante veut introduire et cela pose tout de suite des problèmes d'intendance. La lettre du cadre territorial a raconté ce parcours où l'on voit C Alvarez qui récuse la qualification pédagogique que l'adjoint au maire en donne et R Merra, l'adjoint en cause, qui souligne, outre le problème d'ATSEM auquel il a dû faire face d'urgence, les problèmes d'organisation entre enseignants – lesquels ne devraient théoriquement en rien le concerner… Le succès aidant, l'élu a été conduit à suivre la demande des parents. Visiblement la jeune enseignante n'avait pas bien pris en compte au départ la répartition des rôles (je n'ose plus écrire des pouvoirs après ce qui précède) entre son administration académique et la commune, mais elle a brillamment subverti le système en s'appuyant sur les parents pour s'imposer, ce qui est tout à fait contradictoire avec les mœurs généralement admises.

Plus d'égalité dans les rapports sociaux, mais les institutions locales restent vassalisées
La distinction que j'ai essayé de clarifier jusqu'à présent dans l'articulation des deux employeurs au sein de l'école, entre la logistique et l'enseignement, reste encore un peu insuffisante pour pleinement comprendre la logique des acteurs. Les conseils d'école sont le seul lieu où l'on met directement en présence la trilogie des parents, des enseignants et du représentant de la commune. Les DGS, les directeurs techniques et les responsables de services concernés ainsi que tous les adjoints expérimentés en charge des écoles connaissent par cœur la règle suivante : plus il y a de problèmes scolaires, notamment lorsqu'ils tiennent aux enseignants, dans une école, plus les questions matérielles d'intendance prennent de place au conseil d'école et plus le feu se concentre sur la commune. La pratique montre avec constance que les enseignants évitent de rendre compte des difficultés pédagogiques et que la mobilisation des parents par les enseignants pour revendiquer toutes sortes de petits moyens auprès de la commune est le dérivatif le plus employé. Il n'y a quasiment pas de discussion possible avec la hiérarchie de l'Éducation Nationale au-delà du directeur de l'école, alors restent les élus locaux qui ont beaucoup de mal à résister aux pressions des parents – que l'on perçoit assez fréquemment à la mairie comme manipulés par les enseignants. L'élu lutte contre tout désordre dans les écoles qui nuirait à la réputation de sa collectivité, même s'il s'agit d'un problème de rotation de surveillance de la récréation qui ne relève que du directeur d'école.



Le plus sensible de la collaboration dans l'empire du monstre à deux têtes, c'est la classe maternelle, la cohabitation de l'enseignant et de l'Agent Territorial de Service des Écoles Maternelles (ATSEM). Comme ce vocable d'ATSEM est abscons pour les parents comme pour les enfants, on l'utilise peu en-dehors des enseignants et des territoriaux. En tant que DGS, j'ai souvent eu à lutter avec ces problèmes de vocabulaire en implorant les élus, et parfois même l'adjoint directement concerné, de ne plus parler de « dame de service » mais d'agent municipal ou d'ATSEM, et en reprenant régulièrement les ATSEM pour leur demander de cesser de parler de leur « maître » ou « maîtresse » et de préférer le mot enseignant : « vous n'êtes pas des enfants » leur disais-je, un DGS doit parfois défendre les agents municipaux contre eux-mêmes. Malgré la responsabilité hiérarchique, que ce soit le DGS ou même le responsable du service municipal enfance, l'agent municipal est dans la classe sous le contrôle, de fait, de l'enseignant. On est passé progressivement de la « dame de service » à une implication plus grande des ATSEM pour seconder les enseignants, la pratique a évolué dans un sens plus égalitaire avec le renouvellement générationnel, ce qui répond plus à une évolution sociale que réglementaire.
On reste cependant loin de l'égalité. Il m'est arrivé plusieurs fois de participer à des jurys de recrutement d'ATSEM. L'un des marronniers de l'exercice est de demander à la candidate (les candidats sont rarissimes) ce qu'elle fait si un parent l'interroge à la sortie de l'école sur le comportement de l'enfant en classe. Partout, on enseigne aux ATSEM qu'elles doivent alors adresser les parents à l'enseignant. Avec une de mes amies, responsable du service enfance, nous avons questionné plusieurs fois les candidates sur ce qu'elles pensaient de cette consigne : en vain ! La lucidité que nous attendions, c'est qu'on nous renvoie à l'évidente question suivante : mais pourquoi les parents posent-ils si souvent la question à l'ATSEM plutôt qu'à l'enseignant ? Pas sûr pour autant que nous aurions favorisé l'embauche de la personne qui aurait fait preuve de lucidité, de trop de lucidité... Il y a eu une évolution, mais la différence de niveau de formation existe encore et on est rarement prêt à l'égalité totale entre enseignant et ATSEM dans les écoles.
Il est vraiment fondamental de comprendre ce schéma, à l'origine nos agents sont les serviteurs des instituteurs de maternelle et nos collectivités restent aujourd'hui les petites mains de l'État, l'évolution sociale impacte davantage la base des agents et des enseignants que le rapport juridique et institutionnel des pouvoirs publics. La hiérarchie a toujours tendance à parasiter le service qui n'est dû qu'au public, la société évolue vers plus d'égalité sauf les institutions publiques. Un ensemble de rapports sociaux se sont construits sur le principe de l'évitement des conflits, tout le monde sert le consensus pour éviter de recevoir des coups contre lesquels il se sent désarmé. Sans doute beaucoup de parents voudraient voir des Céline Alvarez arriver dans l'école de leur(s) enfant(s), mais ils n'ont aucun lieu pour l'exprimer. Des enseignants veulent suivre le modèle, ils sont les premiers à avoir conscience des graves imperfections de l'école, il suffit de regarder le documentaire « Etre et devenir » pour constater que les professeurs sont les premiers à choisir la déscolarisation pour leurs propres enfants !
Quant aux élus locaux, ils veulent satisfaire tout le monde, mais ils ne font pas de politique. Une véritable désertion ! Ils cultivent l'apparence de la politique, par les étiquettes qui orientent l'élection, mais ils n'en font pas : avez-vous vu un élu dénoncer la parodie de décentralisation dans le domaine éducatif ? Jamais. Avez-vous vu des élus se mobiliser pour solliciter Céline Alvarez ou les épigones qu'elle a entrepris de former par centaines (regardez sa carte de France !). Que se passe-t-il ? Rien, ou s'il se passe un petit quelque chose, restons discrets, ne faisons pas de vagues… Avez-vous vu un adjoint qui secoue sérieusement les représentants des parents d'élèves du conseil d'école pour mobiliser l'ensemble des parents contre le ronron pédagogique quand une réelle difficulté se présente ? Non, tout élu évite de contrarier les enseignants, tout simplement parce qu'il sait que les professeurs ont un contact plus fréquent et plus dominant vis-à-vis des parents que les élus vis-à-vis des électeurs. Et il n'échappe à personne que les parents sont des électeurs !

La politique comme leurre
Nous avons pourtant des adjoints à l'éducation ou à l'enseignement comme Richard Merra à Gennevilliers, mais aucun à la « logistique scolaire », le titre ne serait pas assez sexy sans doute… Ou peut-être serait-ce un intitulé qui nous emmènerait trop directement vers l'interrogation suivante : est-ce qu'un administratif municipal ne suffirait pas ? L'apparence de pouvoir n'est pas le pouvoir mais elle suffit à faire perdre conscience que la politique a sombré en même temps que la démocratie quand le débat public avec le citoyen est anéanti. Pourtant, y a-t-il sujet politique plus profond que l'éducation de nos enfants ?
Nous sommes tous dans une affreuse solitude. Moi-même… Il y a, à peu près 6 ans, ma fille en avait 5, elle était en moyenne section, et un beau jour j'entreprends de lui demander qui il y avait dans sa classe en dehors des enfants. Alors elle me dit : «- la maîtresse ! - et puis, il n'y a pas d'autre adulte ? - si, il y a Monique ! - Oui, mais tu m'as dit aussi que la maîtresse s'appelait Françoise, maîtresse c'est un métier, alors c'est quoi le métier de Monique, elle fait quoi ? - Ah ben, je ne sais pas ! ». Ce jour-là, ma fille de 5 ans m'a fait prendre conscience en une minute de quelque chose que je n'avais jamais saisi en quinze ans depuis ma fenêtre de DGS : un enfant de 5 ans a un mot pour qualifier le rôle du professeur des écoles mais n'en dispose d'aucun pour qualifier le rôle de l'ATSEM. J'avais découvert le signal faible, mais imparable et très important : on apprend par le non-dit dans les classes de maternelle aux petits enfants la domination comme le rapport normal entre adultes, par l'absence d'un mot. Jusqu'à ce jour, je n'ai jamais eu l'occasion d'en parler ni à l'enseignante, ni à l'ATSEM, ni aux autres parents, ni aux élus de la ville. Bien entendu, je ne reproche absolument rien aux personnes concernées, néanmoins au fond je ne décolère pas depuis 6 ans vis-à-vis des professionnels de la pédagogie de l'Éducation Nationale. Ils me font bien rigoler avec leurs arguments pédagogiques ! mais jaune : ils n'ont pas vu ce que j'ai observé ? Ils n'ont rien fait ? Faut-il que notre débat collectif soit si défaillant pour que ce niveau de conscience ne puisse jamais faire surface ! La démocratie ne peut pas se faire uniquement à la fenêtre, le réel échange entre citoyens égaux nous manque à tous, même aux pédagogues, voilà la cicatrice que j'en garde.
Maintenant, pourquoi les choses ne changent-elles pas, et comment peut-on les faire changer ? Il faut que la conscience civique trouve de l'espace d'expression, et de la pertinence. Si les élus servent à assurer un service logistique qui n'a pas besoin de débat public, alors qu'on les nomme bénévoles avec une médaille du mérite peut-être, mais qu'on cesse d'y voir une représentation de la démocratie. Bon alors, que fait-on pour nos enfants ? On a besoin des copains de Céline Alvarez ou pas ? Si les élus ne bougent pas, comment va-t-on faire pour que les parents mettent ces sujets sur la table ? Après tout, pourquoi attendre un changement de l'Éducation Nationale ? Personne n'y croit, ma fille aura les cheveux blancs… L'école figure à l'actif de la commune, il y a plein d'enseignants et sans doute pas mal de parents qui voudraient autre chose pour leurs enfants, c'est plus que probable. Il serait sans doute utile de commencer à discuter, parce que tous les problèmes ne sont pas résolus, loin de là... mais auparavant, il faut définir ce que l'on veut. La politique en démocratie consiste à dire ce qu'on veut avant de savoir ce que l'on peut faire ou pas. L'inverse, c'est le marketing, on vous propose le produit tout prêt que vous ne désiriez pas forcément… Le marketing, même à des fins de électorale, ne fait pas de la démocratie.

L'éducation est un bien commun en panne de gouvernance locale
La dernière réforme de l'Éducation Nationale sur les rythmes scolaires a été un modèle, construit comme un bon produit . Des experts ont travaillé sur les temps de l'enfant et ont conclu qu'il fallait diminuer la durée de la journée scolaire et donc augmenter le nombre de jours. Et finalement, on a réussi à augmenter l'horaire hebdomadaire sans baisser la durée quotidienne hors domicile des enfants dont les deux parents travaillent. Avec le SMA, Nicolas Sarkosy avait fait passer un message non-dit, et comme toujours ce type de message est très puissant : la priorité c'est de libérer les parents salariés pour ne pas perturber les employeurs et leur chiffre d'affaires, donc il faut garder les enfants à tout prix et c'est bien plus important que le contenu pédagogique (ou pas) de la journée scolaire. Le message est clair, garder les enfants est prioritaire sur le temps de cerveau disponible nécessaire à l'apprentissage. Et donc, l'État a demandé aux collectivités de s'investir pour répondre au problème démontré par les chronobiologistes, sans moyens supplémentaires ou avec le minimum. Et puis les enseignants ont aussi leurs petites revendications catégorielles. Finalement, ont primé dans l'ordre : l'organisation du temps de travail des parents, le temps de travail des enseignants, puis le temps des enfants. En résumé, il s'agissait de répondre aux rythmes des besoins de l'enfant mais en sachant que les rythmes des adultes sont prioritaires, ce que malheureusement le ministre, les parlementaires et les juristes avaient oublié de signaler. Ah bon, l'État fait de la politique sans analyser les rapports de force ? A croire qu'il n'y a pas que les élus locaux  à connaître un problème avec la réalité politique...
Bon, alors si l'État a fait ses preuves en matière de calendrier scolaire, que fait-on sans lui ? Est-ce qu'on peut organiser une école hors de l'Éducation Nationale ? Pourquoi pas si la commune coopère puisqu'elle dispose de tous les moyens matériels, d'une partie du personnel ? Combien de parents, combien d'élèves ? On a tout localement, sauf le traitement des enseignants, ce n'est pas la plus grosse part, mais tout de même… On peut négocier (1) avec l'État ? pas facile, mais pourquoi pas ? Mais qui sera l'employeur des enseignants ? Est-ce qu'il y aura encore deux employeurs sous le même toit ou un seul ? Est-ce que ce sera la commune, ou est-ce que les parents auront une place ? Et quels enseignants, que proposeront-ils ?

L'éducation est un bien commun : c’est une ressource avec des enseignants qui ont un savoir-faire, les parents et les enfants peuvent faire communauté, mais la structure de gouvernance ne fonctionne pas au niveau de la communauté locale parce que nous attendons anesthésiés la décision en regardant le ciel ministériel. Il faut sortir de nos univers mentaux d'affreuse solitude et d'imploration auprès de puissances lointaines et construire de la gouvernance, faire du débat public, de l'ouverture démocratique avec les forces locales qui sont là avec leurs atouts et leurs limites, et se réapproprier ensemble l'univers perdu des biens communs. Nos enfants valent bien cela.




(1) Post-scriptum du 29 août 2016 : j'ai écrit dans cet article que les élus locaux ne dénoncent jamais la parodie de décentralisation en matière d'éducation, sous-entendu qu'ils renoncent systématiquement de s'impliquer dans la pédagogie. J'ai découvert hier qu'un maire avait franchi le rubicond, avait négocié et, surprise, le rectorat l'a bien accueilli. L'exemple de l'action de Sophie Gargowitsch, maire de Blanquefort-sur-Briolance, est à méditer !