mardi 31 mai 2016

Administrations territoriales libérées : des candidats ?

L'association des dirigeants territoriaux et anciens de l'Inet a ouvert l'année dernière les ETS à Isaac Getz pour parler de l'administration libérée, et sa présidente Claude Soret-Virolle a invité, au travers d'une interview de la Gazette des communes, à interroger « l'intégralité du mode de management » comme le rare moyen de donner du sens aux contraintes financières. Est-ce que ce nouveau type de management proposant un fonctionnement plus engagé de ses membres par une réduction drastique de la hiérarchie peut être envisagé dans les collectivités locales ? Il y a de sérieux obstacles, mais je pense qu'il faut absolument essayer de les dépasser. Mon choix de professionnel territorial est fait : ce sera cela ou rien d'autre ! Découvrons les caractéristiques majeures de cette révolution managériale avant d'essayer de jauger sa pertinence au regard des spécificités du secteur territorial.
L'administration publique locale est sous la pression de deux événements importants : la baisse des dotations de l'État entamée en 2014 et la refonte de l'intercommunalité qui regroupera au 1er janvier 2017 la quasi-totalité des communes françaises en un peu moins de 1 300 EPCI. Cette modification de la carte intercommunale est faite de fusions de communauté, parfois même de fusions de communes (25 fusions concernant 130 ex-communes dans le Maine-et-Loire au 1er janvier 2016), d'inévitables ajustements de compétence et de schémas de mutualisation des services. Dans un contexte bousculé comme jamais, est-il pertinent d'en ajouter une couche en introduisant une ambition supplémentaire de rénovation managériale ? On se concentre sur les économies, mais comment faire de réelles économies : pressurer les organisations certes, mais avec les reconfigurations commencent immédiatement des problèmes de râteaux hiérarchiques : un seul DGS à la place de deux ou trois, l'un va-t-il devenir l'adjoint (frustré ?) de l'autre, et le problème se répète en cascade à tous les échelons…

Le monde sans pyramide hiérarchique
Alors, « administration libérée », de quoi s'agit-il ? Je viens de suivre le mooc innovation managériale après une lecture attentive du livre de Frédéric Laloux, Reinventing organizations, je vais essayer d'expliquer l'essentiel. Dans le principe, cela consiste à supprimer le pouvoir du DGS à donner des ordres, et à écrouler toute la pyramide hiérarchique parce qu'il y a d'abord un constat sociétal général, impitoyable, qui concerne aussi bien les entreprises que les administrations : le salariat est malade, les gens n'aiment pas leur travail. Ils s'y ennuient, ne se sentent pas reconnus, ils en ont ras-le-bol ! Vous ne saviez pas ? C'est incroyable, beaucoup de gens ne savent pas : les médias n'en parlent pratiquement jamais ( le documentaire intitulé « le bonheur au travail » diffusé sur Arte le 24 février 2015 a pourtant eu un énorme succès !), les responsables politiques et publics, en tous cas, ont l'air encore moins informés que les autres. Le Président de la Cour des comptes, Didier Migault, qui réclame le respect des 1607 heures par an ou le candidat à l'élection présidentielle le plus populaire de France par exemple, Alain Juppé, n'ont pas l'air au courant. Écoutez Isaac Getz, c'est très amusant et cela donne tout de suite l'impression d'être plus informé que les grands décideurs de ce pays : 


Le premier gaspillage massif, c'est la démotivation des salariés, Isaac Getz nous amuse beaucoup en décrivant sans pitié ce que nous connaissons tous. L'humour est souvent la première étape de la prise de conscience. Quel énorme gaspillage, nous le savons tous, on rit parce que nous sommes encore sous la pression du tabou au lieu de nous occuper sérieusement de ce désengagement, qui est pourtant, hélas, solidement documenté : les sondages Gallup sont récurrents et implacables. Quelques entreprises dans le monde, et même en France, ont rompu avec le modèle hiérarchique et ont décidé de cultiver la motivation de leurs salariés. Il y a même un ministère belge qui s'est lancé dans cette aventure. Attention, il n'est pas question de motiver les gens, mais de cultiver leurs motivations personnelles, c'est plus qu'une nuance, c'est une rupture pour entrer dans un autre monde.

Auto-gouvernance organisée
Les entreprises qui se sont engagées dans cette voie ont connu des réussites exceptionnelles. Mais est-ce applicable dans nos administrations locales ? Avant de nous intéresser aux facteurs particuliers de nos collectivités locales françaises, essayons de regarder d'un peu plus près ce qu'on sait des expérimentations. La première condition pour réussir ce genre d'innovation, c'est la présence d'un dirigeant convaincu et très engagé dans cette rénovation managériale où l'empowerment est la clé de voûte : le dirigeant renonce radicalement au pouvoir de donner des ordres, il soutient au contraire en permanence la capacité d'agir des membres de l'organisation. Qu'il s'agisse d'une entreprise industrielle, d'une entreprise de services infirmiers ou même… d'une administration publique belge. Frédéric Laloux analyse cela sous toutes les coutures : le soutien du conseil d'administration ? Utile, nécessaire même pour la pérennité de la rénovation, mais pas déterminant... L'adhésion des cadres et des agents d'exécution ? L'étude des expériences dit systématiquement qu'elle n'est pas spontanée mais qu'elle ne constitue finalement jamais un blocage. Jamais, même si une minorité d'employés (jusqu'à 15 % dans certains cas) quitte l'entreprise parce qu'elle supporte mal la perte du confort d'avoir un chef qui dit ce qu'il faut faire et comment. La dimension de l'entreprise ? Nenni derechef, l'abolition de la hiérarchie fonctionne aussi bien dans une entreprise avec des milliers de salariés que dans une TPE !
Donc d'abord le cadre dirigeant. Il n'est pas supérieur, il reconnaît l'égalité intrinsèque de tous les membres de l'organisation, il doit avoir une bonne connaissance de lui-même et renoncer totalement à dissimuler sa personnalité. Jean-François Zobrist va parler directement à tous les ouvriers de la PME picarde FAVI au moment de la crise de 2008 : il dit ses incertitudes, l'entreprise est ébranlée, elle est en danger. Michel Sarrat (GT Location) exprime aussi ses doutes quand il supprime le poste de DRH, etc. Le terme même de dirigeant devient ambigü, c'est un leader humble, qui assume un rôle de coach en interne et qui peut assurer d'autres rôles comme n'importe quel autre « collègue » de l'entreprise. Il garde toutefois le rôle d'ambassadeur et le rôle de penseur d'une vision de l'avenir de l'entreprise qu'il doit animer avec ses collègues.
Ensuite, dans cette nouvelle école du management, on parle de « lâcher prise ». Il s'agit de faire confiance aux gens qui travaillent, à leurs capacités d'analyse, d'adaptation et d'initiative. Pas de contrôle, même pas de budget, seulement une obligation d'avis. Imaginez, l'agent technique chargé de la voirie qui déciderait lui-même l'achat d'un équipement de plusieurs centaines de milliers d'euros ! Oui, oui, c'est ce qui peut se passer dans des organisations de ce type. L'agent n'aurait qu'une obligation, celle de consulter tous ses collègues impactés par cette acquisition, l'initiateur étudie, consulte et tranche out seul ! Le pouvoir repose sur la compétence, en l'absence de tout contrôle hiérarchique, et en dehors de toute considération de statut. La compétence peut en revanche être discutée par n'importe quel collègue. Bien entendu pas de pointeuse, pas d'objectifs à atteindre, l'auto-gouvernance est généralisée. Suppression de toutes les rémunérations horaires, mensualisation généralisée. Vous pouvez même amener votre chien au bureau, si vos collègues impactés par la présence du toutou sont d'accord. Il paraît que les animaux sont déstressants et de bons vecteurs de sociabilité… Un autre monde que celui que nous connaissons, c'est clair. Le basculement est une épreuve pour tout le monde, en particulier pour l'encadrement !

Aspiration démocratique et égalité
Troisième caractéristique qui ne surprendra pas : la transparence. Le pouvoir hiérarchique repose bien souvent sur la rétention de l'information, il n'en est évidemment plus question. Et cela ne s'arrête pas à la transparence formelle à propos de données objectives, techniques et financières, puisque l'on va prendre aussi en considération ses collègues, leurs motivations, leurs contraintes et leurs aspirations qui ne s'arrêtent pas forcément au cadre de l'entreprise ou de l'administration. Ainsi, par exemple, les fonctionnaires belges des affaires sociales ont-ils massivement choisi de télé-travailler en raison du temps de transport entre le domicile et le bureau. Il s'agit de cultiver la plénitude de tous les collaborateurs. Ils ont choisi, décidé, ils n'ont pas attendu un guide d'accompagnement de la mise en œuvre du télétravail dans la fonction publique approuvé par une instance supérieure.
La dernière dimension de ce management réinventé et libéré, c'est la focalisation sur la raison d'être de l'entreprise ou de l'administration. Quand il y a un chef et des gens qui obéissent, il y a l'horizon de l'entreprise et l'horizon des employés. Pour beaucoup, l'horizon se résume à un salaire pour revivre le soir dès qu'on franchit la porte de la boîte, comme le persifle Isaac Getz. Avec la raison d'être, on dépasse le salaire et le profit, il y a une aventure collective, tant pour Morning Star, cette entreprise californienne qui fait du concentré de tomate, que pour Buurtzorg qui fait des soins infirmiers à domicile aux Pays Bas. L'aventure collective engage tous les salariés et même la relation avec les fournisseurs et les clients : ces entreprises ont en commun d'avoir beaucoup personnalisé leur process et d'avoir beaucoup innové. Et si on le sait encore si peu, si les décideurs semblent aussi ignorants de ces questions fondamentales de ce management, ce n'est pas qu'ils soient mal intentionnés ou insuffisants intellectuellement, c'est que la raison d'être ne se quantifie pas, ne se mesure pas et donc ne se contrôle pas. Il n'y aura jamais de procédure ascendante d'évaluation des oligarchies, cela ne servirait de toute façon à rien puisque l'oligarchie est une raison d'être acquise et atteinte par elle-même.
Sans doute est-ce cette question de la raison d'être qu'il faut positionner au premier plan pour essayer de penser ce que nous pourrions faire dans nos collectivités locales de France. Isaac Getz ne manque jamais de mettre en avant l'égalité intrinsèque : par-delà les métiers, les savoir-faire et les techniques que chacun d'entre nous met en œuvre dans différents rôles, il s'agit de reconnaître que nous sommes tous égaux. Même s'il y a un monde entre Isaac Getz, professeur à l'ESCP de Paris, et Jacques Rancière, philosophe, ancien élève de Louis Althusser et auteur du « Maître ignorant », on aurait du mal à trouver une réelle différence de fond entre les deux sur ce postulat fondamental. Dans un bureau municipal ou communautaire, on connaît très bien cette situation : quand on a fait le point sur tout ce que l'on sait à propos d'une décision délicate, et même sur tout ce que l'on ne peut pas savoir davantage, il ne reste que les incertitudes, les risques et la subjectivité de chacun pour y faire face. Si l'on ne connaît pas cela dans l'instance de décision collective, c'est que la démocratie n'y existe pas. Dans la réalité, la décision consiste à se séparer de possibilités pour l'avenir en en choisissant une seule, l'exercice du pouvoir est inconfortable et le simple partage est un soulagement, assez loin du pouvoir fantasmé qui n'est un plaisir que dans l'apparence. Souvent d'ailleurs, dans les circonstances fortes où les décisions pèsent, il est demandé aux cadres territoriaux présents d'exprimer leur avis subjectif, même si leur choix ne compte pas quand l'arbitrage donne lieu à un vote : ce sont des moments d'égalité, de respect pour les convictions et les doutes individuels où n'importe quel jury bien informé par l'expertise disponible ne ferait ni mieux, ni plus mal.
L'idée démocratique de notre époque est anti-autoritaire, anti-top/down, anti-jacobine, elle ne porte pas de convergence consensuelle mais la nécessité de reconnaître la puissance de la communication latérale. Le gouvernement comme le management par la domination nous pèsent, en vérité nous les trouvons insupportables, chacun de nous aspire à être reconnu avec l'intelligence indissociable de la sensibilité personnelle. La surveillance et le contrôle par la hiérarchie sont des dénis de notre être, au-delà des savoir-faire professionnels inégaux, le postulat est que nous sommes tous des êtres subjectifs égaux. Nous voulons la liberté, le partage des connaissances et la préservation de notre environnement et des communautés auxquelles nous appartenons.
Pourquoi une collectivité locale serait-elle autre chose qu'une entreprise de démocratie ? Le premier souci que nous avons est de savoir qui est le dirigeant de l'administration locale… un sujet déjà maintes fois évoqué dans ce blog. Nous avons un problème de bicéphalite dans nos collectivités avec le Maire ou le Président et le Directeur Général des Services (DGS), l'un a la légitimité politique et l'autre la légitimité professionnelle, mais la distinction n'est pas explicite. Le problème, c'est que les règles sont écrites hors de l'organisation locale par un Code Général des Collectivités Territoriales (CGCT) qui est la règle supérieure de nos collectivités, « le Parlement est bien en matière d'administration régionale et locale, le seul pouvoir « constituant » institué » comme l'écrit FX Aubry. : autrement dit, la décentralisation a été octroyée mais nos collectivités locales non constituées par elles-mêmes restent un faux-semblant démocratique puisque la loi fondamentale n'est pas définie par les ressortissants locaux mais par les parlementaires si ce n'est le Gouvernement. La collectivité publique obéit à l'État avant d'obéir au peuple local. Rappelons qu'avant la Révolution, les communes fondées au Moyen-âge reposaient sur des chartes et que l'idée même des communs, qui refait surface ces dernières années, repose sur l'auto-gouvernance.

Un chef hiérarchique qui ne l'est plus dès que le patron diminué prend sa place
L'État interfère dans la gouvernance locale, nous ne sommes pas sortis de l'absolutisme étatique parachevé par Napoléon Bonaparte, il se réserve sur la commune « les droits d'un maître qui peut retirer ce qu'il a donné », les pouvoirs qu'il a « sur ses communes sont juridiquement illimités » (FX Aubry). Ainsi avons-nous, concrètement, un statut de la fonction publique territoriale imposé par l'État qui installe une hiérarchie, sans lien direct avec les métiers, qui concerne aussi bien le dirigeant que les cadres et les autres agents. Les méfaits du système patronal de nos collectivités locales sont innombrables parce que les élus n'ont ni la légitimité professionnelle, ni la réelle maîtrise de la gestion financière. Du côté des recettes, il y a plus de 60 ressources différentes, dotations ou compensations qui représentent la moitié des recettes dont les élus locaux dépendent sans contrôle de l'évolution. Ensuite, il y a des recettes fiscales administrées par les services fiscaux de l'État qui détestent rendre compte aux collectivités locales, le Trésor public qui tient le compte bancaire, il reste le vote des taux avec des options de manœuvre de répartition assez limitées et environ 10 % de recettes d'exploitation de services qui n'ont généralement pas vocation à la rentabilité… Du côté des dépenses, la masse salariale absorbe plus de 50 % des dépenses avec des règles de la fonction publique définies par l'État. J'ai souvent usé moi-même des termes de patron pour parler du Maire et de chef pour parler du DGS que j'étais, je ne suis pas sûr que le second degré ait toujours été bien compris… La réalité : nous avons un patron très diminué et un chef hiérarchique des services qui ne l'ai plus dès que le patron diminué prend sa place.
La décentralisation n'a pas donné beaucoup plus que les apparences du pouvoir. Les élus locaux ont le pouvoir d'orienter les investissements quand la collectivité peut dégager de la marge, point. Il y a pourtant une ressource de pouvoir local essentielle qui échappe complètement à cette description : la population, les citoyens de la localité. Il y a une différence politique très substantielle entre un commun et une institution publique locale : le commun définit sa gouvernance, c'est-à-dire ses propres règles, avec son périmètre, les droits de ses membres et même de ses non-membres, en clair il s'auto-régule alors que l'institution locale est un démembrement de l'État avec des délégations, pour ne pas dire des relégations, de l'État. Concrètement, cela signifie qu'on doit pavoiser les bâtiments publics quand le préfet le demande… Je caricature ? Oui et non. Oui, l'état-civil, la délivrance de permis de construire sont des fonctions déléguées mineures. Mais, en réalité, beaucoup de fonctions locales sont vassalisées et cela a de lourdes conséquences sur le management et sur son sens.
L'éducation est le cas le plus évident. Les écoles sont un démembrement avec des personnels enseignants sous la maîtrise de l'État et toute la logistique scolaire sous l'autorité de la collectivité locale. En tant que DGS, il m'est arrivé quantité de fois de rappeler aux agents des écoles qu'ils étaient au service des enfants et de leurs parents et non au service des enseignants ou de l'Éducation Nationale. L'instauration du service minimum d'accueil m'a tout de même déjà donné tort, puisque la collectivité locale doit fournir du personnel en fonction du taux de grève parmi les fonctionnaires enseignants de l'État… Mais, ne nous perdons pas dans les détails. Comment peut-on travailler sur la raison d'être d'une école quand on a deux employeurs différents et permanents sous le même toit ? Est-ce que la logistique peut constituer en soi une raison d'être motivante au même titre que l'activité d'enseignement ? Nous sommes-là dans une caricature de hiérarchie, puisqu'il y en a deux qui cohabitent, l'une étant un démembrement de l'autre. Cela va être assez difficile d'expliquer qu'on supprime toute hiérarchie au sein des personnels de l'école, ce n'est pas le genre des inspecteurs d'académie !

"Réintroduire de la diversité dans notre pensée politique"
Mais pourquoi ne pas imaginer de sortir l'éducation des enfants des institutions publiques locales ? De faire un commun avec une gouvernance associant les acteurs concernés : élèves, parents, enseignants et autres personnels, propriétaires des locaux, etc. On pourrait commencer par un voyage au lycée ESBZ de Berlin, c'est ce qu'ils font – avec d'excellents résultats… C'est ce que font les écoles privées en général, catholique ou pas (il y a aussi les écoles Montessori, Steiner, Diwan, etc) avec un contrat d'association ou pas. La collectivité locale pourrait sortir les charges (personnel et bâtiment) et ressources (quelques produits d'exploitation et recettes fiscales) de son budget en partie ou en totalité ou pratiquer par subvention comme une école privée. En revanche, il n'est pas possible a priori de défiscaliser les ressortissants de la commune en fonction des suppressions de postes de l'Éducation Nationale… Les enseignants issus de l'Éducation Nationale sont les premiers à déscolariser leurs enfants, nul ne peut contester que l'éducation est une question à la fois individuelle, familiale et sociale importante. Cela devrait faire l'objet d'un débat public local intéressant avec de nombreux aspects, dont le financement par l'impôt local et national.
Il est d'abord important de distinguer entre ce que l'on fait sur le territoire : du commun autogouverné ou du relais local de la puissance publique ? « Nous devons réintroduire de la diversité dans notre pensée politique. C’est ce que les communs tentent de faire, non pas contre le marché ou l’État, mais à côté, avec des porosités possibles entre les 3 sphères » dit Valérie Peugeot. A un moment où l'on va nous proposer, très probablement, de généraliser la cohabitation deux règles d'emploi dans les collectivités locales, comme on l'a fait dans les entreprises publiques où l'on trouve des fonctionnaires et des contractuels sous le régime général, il est forcément important de se poser la question de la raison d'être de nos collectivités territoriales : qu'est-ce qui est communautaire ? Les routes, les installations de télécommunications, les écoles, les équipements de sports et de loisirs, l'urbanisme, l'adduction d'eau ? Peut-être peut-on s'accommoder pour certains services publics d'une fonction relais de l'État, comme pour l'état-civil, la logistique des écoles, les crèches ? Mais, à ce moment-là, faut-il des élus pour accomplir des tâches d'intérêt public au nom et en collaboration avec l'État ? En tous cas, identifier ce qui doit relever de l'auto-gouvernance locale et ce qui doit relever d'institutions publiques sous contrôle d'État mérite certainement une réflexion des citoyens.
Le premier principe de l'organisation libérée, entreprise ou administration, c'est l'auto-gouvernance. Il ne peut pas y avoir de territoire avec une gestion commune, en auto-gouvernance, avec une fiscalité et un Trésor Public, qui tient le compte bancaire, administrés par l'État, ce n'est pas possible. En revanche, on peut envisager de créer une monnaie locale… La question du développement d'une administration libérée amène donc à des questions tout à fait fondamentales sur la nature de nos communes et de nos établissements publics de coopération intercommunale. La démocratie locale a besoin de discerner ce qui relève du communautaire, de l'État et du secteur privé.
Nous n'arriverons pas à libérer nos administrations locales du modèle hiérarchique autoritaire sans reposer les questions fondamentales relatives au sens de leur légitimité politique. Il s'agit non seulement de souligner que « la démocratie ne peut se réduire aux élections » comme le dit fort justement Jo Spiegel, mais il faut reconsidérer la nature de ce qu'elles gèrent sous le contrôle ou en partenariat avec d'autres institutions publiques ou en pleine autonomie. Le rapport entre la fonction politique des élus locaux et le management de l'administration locale est dans les réponses qui seront apportées à ces questions. Une équipe élue priorisant la fonction de relais institutionnel sera peu encline à aller vers une administration libérée alors qu'une équipe municipale orientée essentiellement vers sa fonction d'animatrice du débat public des citoyens (cf l'interview de Sabine Girard dans La Lettre du Cadre) sera plus disposée à rechercher une administration auto-organisée, sans hiérarchie. En collectivité locale, il faut d'abord que les élus prennent de la distance avec la position patronale, aussi longtemps qu'ils se représenteront eux-mêmes en décideurs en se positionnant au sommet de la hiérarchie, on en restera aux termes d'un statut et de l'obéissance. A partir du moment où on recherche l'expression d'une décision commune au nom des citoyens du territoire, on peut entrer dans l'auto-organisation aussi bien dans le rapport aux citoyens que dans le rapport aux personnels de l'administration.
Le plus grand travers de l'État français, c'est de déverser du chloroforme sur toutes les contradictions sociales. C'est comme cela que l'on arrive à un système autoritaire sans autorité. Si l'on veut de la démocratie, autant dans le travail de l'administration que dans les choix publics, il faut que chacun puisse s'exprimer librement et que les contradictions soient exposées et arbitrées dans un système transparent que chacun puisse comprendre et admettre.
On ne fera pas disparaître le CGCT et le statut de la fonction publique territoriale d'un coup de baguette magique, mais on peut assécher une large partie la portée des règles qui s'imposent à la collectivité locale. On peut très bien, par exemple, supprimer des emplois, créer des sociétés publiques locales de service, et surtout s'appuyer sur sa base de légitimité quand on est un élu. On peut mobiliser un jury populaire et toute la population, et contre une administration d'état si c'est nécessaire. Il y a plus de marge d'action dans le rôle de community organizer que dans le port de l'écharpe tricolore. Pour libérer l'administration, il faut entrer en démocratie et cela ne peut pas se faire à moitié.

Sortez de l'emploi formaté !
Entrer en démocratie, c'est perdre à la fois la tutelle et la protection, c'est se dire qu'il n'y a pas d'autre sécurité que ses collègues ou ses concitoyens. Il faut évidement cesser de cacher la gestion du personnel municipal et intercommunal derrière des écrans de complexité juridique fumeuse. Je me souviens d'un entretien d'embauche où l'on m'a questionné sur la question du reformatage d'un service. Temps que nous sommes dans un système où les processus n'ont pas atteint l'optimum et qu'il faut faire avec une baisse de ressources financières, il faut privilégier la suppression des emplois. Si la priorité est donnée à la baisse de la masse salariale, le directeur général organise la suppression des postes, et il vaut mieux mettre en place une organisation performante d'autant que la suppression de postes aboutit à la remise des fonctionnaires au Centre de gestion. La réponse n'a pas ravi le collègue territorial du Centre de gestion qui était là en tant que membre du jury. Quelque temps après, j'ai appris par un consultant de la région que j'avais peu de chance d'obtenir le poste parce que cela arrange plutôt le Centre de gestion de placer un collègue déjà en place dans son département. C'est ce qu'il s'est passé, peut-être est-ce une coïncidence, peu importe, l'essentiel c'est qu'il faut sortir des apparences, des compromis sans rigueur et sans arbitrage. Il y a des effets de système, supprimer des emplois peut mettre en difficulté le centre départemental de gestion si la méthode essaime ! Mais le DGS ne peut que dire où est l'intérêt de la collectivité si sa priorité est réellement une baisse de la masse salariale. Que l'on prenne la question scolaire, la rationalisation d'un service, surtout s'il s'agit d'un service mutualisé à l'échelle intercommunale, il n'y a pas de solution solide, pérenne et efficace sans mise en cause des rôles, surtout quand on doit faire face à une crise. Un jour peut être les centres de gestion diront qu'il faut faire les recrutements par les collègues plutôt que par les élus et que les offres d'emploi formatées ne servent pas les employeurs… peut-être.
La communication latérale est poussée par la culture numérique, et ce n'est pas une question de transparence uniquement c'est aussi et surtout un enjeu d'efficacité pour innover constamment dans un monde complexe où les systèmes hiérarchisés n'arrivent pas à être agiles, c'est-à-dire souples et rapides pour répondre aux problèmes posés. Je suis candidat pour manager une administration allant dans cette direction, mon CV est à disposition, ainsi que le dernier test de personnalité effectué (MBTI). Contractuel, à temps plein, à temps partiel, ou prestataire, peu importe : qu'il s'agisse d'aider les démocrates, n'importe quels démocrates, seulement les démocrates ! Mais y a-t-il des territoires candidats ?


Les principales sources utilisées pour rédiger cet article :
« La décentralisation contre l'État », FX Aubry, Éditions LGDJ 1992.
« Reinventing Organizations – vers des communautés de travail inspirées », F Laloux, Éditions Diateno, 2015.


2 commentaires:

  1. François Elie4 juin 2016 à 11:53

    Réflexion intéressante. Qui vaut pour le privé. Mais pour que cela puisse valoir pour la fonction publique, il manque deux ingrédients: le risque partagé, et la reconnaissance. Le risque à ne pas changer est apprécié de façon différente et il est très diffcile de faire des différences, et sans différences de potentiel, il n'y a pas de mouvement.
    Je précise: ce n'est pas nécessairement la sanction par le marché qui importe. Il faut avoir intérêt à être plus efficace. Et où est l'intérêt. Cela peut être un intérêt moral, mais les infirmières ne sont pas des religieuses depuis longtemps.
    Une chose est de décrire la manière dont les organisations pourraient tourner moins mal (en évitant du management paralysant, des processus démotivants etc..., l'égalitarisme), autre chose est de décrire comment elle pourraient tourner mieux.
    Il faut expliciter ce qu'on entend par motivation. Qu'est-ce qui nous fait "bouger", "nous bouger" ? Il faut avoir part au succès, être impliqué.

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    1. C'est la question de la motivation. F Laloux explique que le salaire est rarement le moteur principal et que c'est le développement personnel qui est le cœur de la motivation, il parle de la recherche de la "plénitude" des personnels au travail. Getz dit aussi qu'il faut se comporter en jardinier, et veiller aux besoins personnels du salarié.

      A ce niveau-là, je ne vois pas de grande différence entre les salariés du privé et les agents du secteur public. Dans le cas du service infirmier de Buurtzorg aux Pays-bas longuement décrit par f Laloux, on voit que les infirmiers (que nous appelons libéraux) sont dynamisés par une prise en charge globale des patients, donc une dé-segmentation des fonctions médicales et sociales que l'on peut considérer comme typique du service public, parce qu'ils trouvent une relation reconstruite avec les clients qui ne sont pas que des corps à piquer.
      Le niveau suivant, c'est celui du sens, ou de la raison d'être de l'entreprise ou de l'administration. Pourquoi « les collègues » adhèrent-ils à l'objet de l'organisation ? Il faut bien sûr qu'il y ait adhésion pour que l'implication et la motivation se développent. Et nous avons cette fois des problèmes, me semble-t-il, un peu spécifique aux collectivités :
      - nous n'avons pas des conseils d'administration avec des objectifs financiers (pour comparer grande entreprise et grande collectivité), ni des patrons avec des objectifs patrimoniaux ( pour les plus petites), mais des représentants d'un territoire avec des objectifs à définir ;
      - les difficultés actuelles proviennent, à mon sens, largement du fait que les élus ont identifié leur rôle bien plus aux fonctions de gestion et de management qu'à la fonction de représentant des citoyens chargés d'animer le débat public pour définir les objectifs.
      J'ai entendu ces jours-ci une interview de JP Delevoye (vidéo à positionner à 1h09m15s – 15 minutes) qui dit ça très bien : on a des managers compétents en nombre pour gérer des problèmes de court et moyen terme, ce qui nous manque ce sont des leaders pour donner envie.
      - enfin, nos collectivités aujourd'hui n'ont pas de vision intelligible de leur rôle et de leurs missions, faute de distinguer clairement si elles sont des relais de l'État ou des communautés locales auto-gouvernées, d'où les questions du rapport contractuel avec l'État d'une part et de la « constitutionnalité » locale de l'autre. Les deux sont sans doute utiles, mais on doit cesser de les embrouiller, parce que le citoyen n'élit pas des édiles pour qu'elles obéissent ensuite à quelqu'un d'autre qu'aux mandants.
      Pour revenir à l'organisation libérée, il n'y a pas de problème au niveau des personnels. Dans une collectivité, le risque comme la reconnaissance doivent venir de la population locale, c'est-à-dire du mandant qui est généralement aussi l'usager ou le client (mais pas exclusif…). Nos hiérarchies ont tout barricadé. Revenons à l'exemple de l'éducation : est-ce qu'on veut que nos enfants parlent les langues, sachent exprimer leurs émotions et leurs pensées, élever des animaux, connaissent les mécanismes du numérique et de la programmation, sachent comment on fait une maison et une ville écologique, ou quoi d'autre ? On s'occupe de mettre en place des TAP, on fait des classes sur le modèle de l'époque fordiste et on fait des conseils d'école où l'on ne parle de rien pour vérifier qu'on ne dérange personne… Voilà où nous en sommes. Il y a en réalité un énorme problème de remise en route des communs, c'est-à-dire de savoir-faire pour reprendre en charge de la créativité locale de gouvernance.

      Merci pour cette question qui m'oblige à reformuler. J'ai l'impression d'essayer de décrire un chemin possible derrière un taillis d'épineux...

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