lundi 4 juillet 2016

Quels élus pour ouvrir la démocratie locale ?

Il y a une demande de démocratie dans notre société qui ne se limite pas à la sphère politique. Large et plus profonde, cette demande touche le travail, la famille, elle transparaît par une conception plus collaborative qu'autoritaire de faire société. L'égale liberté d'expression a traversé les sphères publique et privée, non seulement la voix d'une femme vaut celle d'un homme, mais même les enfants ont acquis discrètement au cours du 20ème siècle le droit de parler à table. C'est peut-être finalement le monde politique qui se trouve aujourd'hui le plus déphasé avec cette évolution rampante, souterraine et rhizomatique de la société (1). Contrairement à ce qui se dit souvent, la proximité expose davantage encore les élus locaux à cette mise en cause de l'ordre social vertical que les élus nationaux. Comment peut-on s'y prendre pour ouvrir la démocratie locale ? Et comment imaginer le rôle futur des élus face à cette exigence ? Auront-ils encore une place ?

Sabine Girard,
commune de Saillans
« Nous avons été élus pour organiser le débat public » : Sabine Girard, adjointe en charge de la communication de la commune de Saillans, propose une nouvelle posture pour les élus locaux. Cette formulation, aux allures anodines, contient peut-être toute la réponse.
Il y a eu une époque où l'accession aux responsabilités municipales était essentiellement un honneur dans la société locale, puis l'élection municipale a représenté un espace élargi des débats dominés par les partis politiques nationaux. Cela a non seulement largement vassalisé les institutions locales aux pouvoirs centraux mais cela a aussi réduit le débat public local aux enjeux nationaux de conquête partisane de sièges. Une lente évolution parallèle a conduit l'élu local du tableau d'honneur ou d'apparat à une fonction de gestionnaire, décideur, patron de son administration.

La certitude béate d'être élu pour prendre des décisions

La démocratie se définit par la source populaire de son pouvoir et par son mode d'exercice du pouvoir. La politique protège de la guerre, c'est le fameux principe de Max Weber du monopole de la violence légitime, le citoyen doit en contrepartie obéissance à la loi et aux autorités publiques. Mais aujourd'hui le citoyen attend quelque chose de plus de la démocratie : il veut être respecté, c'est-à-dire protégé de la domination pour exprimer librement sa raison d'être qu'il n'assimile plus forcément à celle d'une autorité supérieure, qu'il s'agisse de la religion, de la mère patrie ou de la République. Aujourd'hui, les représentants élus se soumettent à l'élection et la voix du citoyen s'exprime par un bulletin muet une fois tous les 6 ans. Puis les élus détiennent le monopole de la production des règles, ils parlent et les citoyens se taisent durant le mandat dès le vote, pendant la campagne électorale suivante et jusqu'au vote, et on recommence. Les élus interprètent le mandat comme ils le veulent, dès la soirée électorale puis l'opacité bureaucratique laisse tomber un long écran noir. La proximité du mandat local optimise les possibilités de recevoir les protestations de la rue en direct, mais la domination par l'institution publique n'en est que plus facilement critiquable.
Dominique Rousseau :
 "les élus détiennent le monopole de la production des règles"
La démocratie doit permettre au peuple d'être lui-même et de décider, mais les élus se positionnent souvent en décideurs. Les élus d'aujourd'hui se pensent bien souvent en nouveaux aristocrates et ils s'abandonnent avec quiétude dans la certitude béate que la population leur a confié par l'élection un pouvoir de prendre des décisions suivant leur jugement personnel au nom des autres. Mais en démocratie, personne ne peut décider à la place de quelqu'un d'autre, la décision collective ne justifie pas une position de maître ou une hiérarchie. Les représentants démocrates ne devraient pas envisager de penser à la place des autres, mais le système représentatif les pousse à interpréter la volonté du peuple pour que l'administration la mette en œuvre. Il y a une dégradation démocratique, dès que ne sachant plus faire l'interprétation, les élus abandonnent l'investigation afin de connaître les intentions populaires pour ne plus écouter que ceux qui ont un intérêt à exprimer, une expertise appointée ou une fonction administrative . Le discrédit des élus tient aujourd'hui au sentiment de la population qu'ils sont plus influencés par les experts et les groupes de pression que par une prise en compte des priorités citoyennes. Il y a encore pire, faire parler la « majorité silencieuse », c'est-à-dire exploiter les opinions simples et déconstruites pour se concentrer sur la concurrence électorale, on entre alors dans la démagogie. C'est un modèle que chacun, hélas, est capable d'illustrer de nombreux exemples nominatifs.
Après sa source populaire, la démocratie se définit aussi par un mode d'exercice du pouvoir qui va permettre de nourrir le débat public. La vulgarisation du savoir est fondamental, c'est le seul réel anti-dote à la démagogie. Le problème contemporain, c'est que notre conception du savoir est encore excessivement polarisé par l'académisme. La science contemporaine bouscule le vieux causalisme par le développement de sources d'efficience nouvelles, notamment avec le traitement automatisé des données. La démocratie a besoin d'éducation populaire, cela signifie qu'elle doit être nourrie par des réseaux de compétences diverses et non hiérarchisées qui ne s'articulent pas dans un rapport mécanique de la théorie et de la pratique, mais dans un rapport vivant d'échange entre la conception et l'expérimentation.

L'ancien modèle social révolu, les institutions n'ont plus d'autorité

Ouvrir la démocratie aujourd'hui, c'est renoncer aux représentants qui se substituent au peuple incapable pour chercher tous les moyens de faciliter l'auto-organisation collective. Pour cela, il faut respecter la source populaire du pouvoir en intégrant l'expertise à son service au lieu d'opposer l'expertise au bon sens populaire, il s'agit bien sûr d'éviter l'écueil populiste. Mais il s'agit aussi de rompre avec l'autoritarisme qui s'appuie sur des institutions qui ont perdu leur autorité. Les bonnes institutions consacrent un modèle social et lui donnent les moyens de prospérer dans la stabilité. Mais lorsque l'équilibre du modèle social est dépassé, l'utilité du droit est décentrée sur la préservation de la puissance des tenants d'un ancien monde. Or précisément notre ancien modèle social fondé sur le salariat, l'exploitation illimitée des ressources naturelles et l'État-nation comme régulateur principal, est révolu.
Quand de nouveaux élus commencent leur premier mandat, ils se demandent ce qu'ils vont faire concrètement, ils ont souvent l'impression de s'être lancés dans l'inconnu total, d'être incompétents. L'inconfort est particulièrement ressenti dans les petites collectivités, loin du professionnalisme politique, et par les femmes qui ont rarement spontanément le sentiment de légitimité que la virilité est supposée incorporer naturellement. Beaucoup de ces élus découvrent progressivement, et souvent de manière non-dite l'écart considérable de la position dans l'exercice du mandat entre les membres de l'exécutif et les autres membres de la majorité municipale, ce douloureux fossé creusé par la différence de proximité avec les agents territoriaux se pose moins dans l'opposition.
Au niveau des adjoints, parfois du maire s'il n'a pas d'expérience municipale, on va découvrir en quelques semaines les arcanes de l'organisation municipale en collaboration, plus ou moins tendue après une alternance, avec l'administration municipale. Puis ces nouveaux élus de l'exécutif vont se faire leur place en quelques mois, généralement dans les interstices, parfois les failles, laissées par l'administration locale. Et c'est de cette façon que l'élu devient un décideur : le lien avec l'organisation administrative est infiniment plus rassurant pour le nouvel élu que le petit réseau politique de campagne qui n'accompagne plus l'impétrant élu au lendemain des élections dans le dédale institutionnel. C'est ainsi qu'on devient un décideur, en additionnant la compétence par l'assimilation progressive du savoir-faire administratif, et le contact avec les experts, à la légitimité élective puisqu'elle reste sans remise en cause jusqu'à l'exercice électoral du mandat suivant.
Aujourd'hui, notre démocratie locale vit sous l'empire des entreprises franchisées qui colonisent notre économie et détruisent l'autonomie locale de la décision économique, des partis politiques qui exploitent tous les sièges électifs locaux comme des relais de leur puissance étalonnés sur une échelle nationale, et sous l'empire aussi des cadres dirigeants des administrations territoriales qui font transhumance en contrepartie d'une carrière privilégiée en imposant hiérarchiquement des méthodes de modernisation aux agents qui, eux, cultivent toute leur vie le même petit champ local de service public. Sans doute faut-il mentionner aussi l'Empire, et cette fois avec un E comme État, tant notre République nationale garde le contrôle des collectivités territoriales par la codification des règles internes des organisations publiques locales au travers de différents codes juridiques et du contrôle de légalité et plus encore au travers d'une machinerie financière d'une complexité phénoménale où l'État négocie entre les demandes contradictoires des collectivités qui s'alimentent aux mêmes ressources de dotations et garde le contrôle de l'instrument fiscal. Dans ce tableau, il n'est question que de moyens, de consommateur, d'électeur ou d'usager, jamais de citoyen aspirant à une collaboration autonome et libre, et en capacité d'agir.
La démocratie consiste à engager les individus, c'est aussi vrai dans le travail que dans les affaires publiques. Ouvrir la démocratie, c'est ouvrir du débat politique, c'est-à-dire des discussions sur les finalités ou les enjeux, ce qui inclus évidemment une investigation collective préalable aux choix. A-t-on besoin, dans un système démocrate, d'élus entre le peuple et les experts ? Contrairement à ce que la liturgie républicaine nous a asséné depuis deux siècles, cette certitude mérite discussion et commence à être discuté : et pourquoi pas des représentants tirés au sort ? Ou la mise en place d'un mandat impératif via des outils internet de participation citoyenne comme les partis pirates le proposent ? Les outils de la « démocratie liquide » sont moins simplistes que ce que peuvent en supposer ceux qui n'en savent rien… Il y a aussi une culture de la mauvaise foi chez ceux qui n'ont pas intérêt à savoir quoi que ce soit. Au fond, les incertitudes des nouveaux élus sur leur rôle sont plutôt saines et les certitudes des élus transformés en décideurs posent problème d'un point de vue démocratique. Quel doit donc être le rôle des élus dans la démocratie locale ?

Les communs avec les libertés individuelles

Quand on a dit qu'il revient au peuple de décider, aux experts d'apporter leur savoir et à l'administration de mettre en œuvre, que reste-t-il ? Il reste la pertinence de rechercher des solutions face à l'écroulement d'un système ancien reposant sur le salariat, à la consommation illimitée des ressources naturelles et à l'autorité de l'État. Il reste donc la nécessité de mobiliser l'imagination politique dans toute la société aux représentants publics locaux, et une fonction ouverte perdure : produire une vision partagée des enjeux, des alternatives, et de la volonté populaire.
On peut penser que cela ne sert à rien, mais il y a contenu essentiel : déterminer quelles doivent être les affaires publiques qui s'imposent à tous, quelles peuvent être les affaires communes qui nécessitent de déterminer des périmètres locaux et des gouvernances ad hoc, qu'est-ce qui doit rester privé ? 
Qu'est-ce qui doit rester public ? Et qu'est-ce qui doit être commun ? Rien de tout cela ne nécessite compétence ou expertise, si ce n'est un art de la sociabilité et de l'investigation pour permettre à toutes les voix de s'exprimer librement pour adhérer à une voie sociale unique de gouvernance, tout en permettant « la dispute », c'est-à-dire la variété des propositions possibles aux enjeux politiques.
La démocratie locale doit redonner une place au communautaire, c'est-à-dire à des unités collectives distinctes du privé et du public. En retrouvant les communs, on retrouve la nécessité d'une créativité en matière de gouvernance collective mais sans la culture d'unanimisme qui régnait avant l'époque moderne où l'on ne reconnaissait pas les libertés individuelles. C'est une grande différence. La démocratie locale au 21ème siècle, c'est l'imagination collective pour mettre des choses en commun sans diminuer les libertés individuelles qui n'existaient pas au 18ème siècle, ni sur le plan religieux, ni sur le plan des pratiques sexuelles et des configurations familiales notamment. Armel Le Coz le dit très bien, il faut explorer et embarquer les citoyens qui veulent renouveler l'organisation démocratique. La communauté produit une cohérence de lieu qui correspond à un nouvel impératif structurel : les idées, le savoir et les données immatériels peuvent et doivent circuler sur l'ensemble de la planète à un coût quasi-nul, mais en revanche il faut cesser de faire circuler la matière sans considération écologique de préservation écologique de la planète. Cela signifie qu'il y a parallèlement une grande liberté de relations intellectuelles complexes et lointaines et qu'il y a une grande contrainte de limiter la circulation de la matière, ce qui oblige à plus de collaboration locale, aussi bien pour l'énergie que pour l'agriculture.

« Nous avons été élus pour organiser le débat public », je ne vois pas comment dire mieux que Sabine Girard. Faut-il des élus pour cela ? Et pourquoi pas ? On pourrait préférer le terme de commissaire du peuple (2), tant il convient de redorer le blason de l'investigation collective pour renouveler la gouvernance. Il faut juste choisir entre les 36 façons de désigner des responsables temporaires en n'oubliant pas que la stabilité de la méthode pour élaborer et trancher les choix politiques compte bien moins que la stabilité de la fonction de gouvernance populaire. S'il doit y avoir des élus, leur rôle n'est pas de se substituer pour décider mais d'assurer que l'imagination populaire se développe et reste au pouvoir.
(1) Le mot rhizome est ici une allusion à « Mille plateaux », G Deleuze et F Guattari, éditions de Minuit, 1980.
(2) Malheureusement, ce terme pertinent a laissé une image dévoyée par le régime soviétique (le mot soviet a lui aussi été dévoyé de la même façon...)