mercredi 5 octobre 2016

La fonction employeur au sein des collectivités : à reformater !

  La fonction employeur, comme toute position de commandement discrétionnaire, est incompatible avec la responsabilité de représenter la population, quoi qu’en disent les textes juridiques actuels. La séparation des pouvoirs dans nos collectivités locales fonctionne mal, le débat démocratique est faible et de nombreux territoriaux souffrent d’un système hiérarchique démotivant et discrétionnaire. La mise en cause des personnes a peu d’intérêt, il s’agit d’ouvrir un vrai débat avec les acteurs de nos territoires et de discuter les rôles et les missions nécessaires pour faire vivre la démocratie locale.
La réponse à vomir… j’ai reçu la lettre-type qui ne dit rien à l’issue de ma première candidature publique de DGS. Ma compagne, qui suit mes pérégrinations professionnelles, comme je suis aussi les siennes de syndicaliste dans un autre milieu professionnel que le mien, m’a interrogé sur l’opportunité d’écrire cette phrase suivante contenue dans le 2ème paragraphe de ma lettre au Président de la Communauté de Communes du Pays Bigouden Sud : « Je vomis ces réponses formatées qui confirment le refus de tout réel échange que j’ai déjà reçues ». N’était-ce pas trop violent, trop accusateur, trop dérangeant ? Oui, le parti pris de sincérité peut être d’abord lu comme une provocation, je le reconnais. Il ne singularise ni mon métier ni ma situation personnelle, c’est le lot de millions de gens. Mais j’ai choisi de maintenir cette formulation parce que j’ai autant le droit de me sentir agressé à la réception de ces lettres formatées que mon destinataire pouvait l’avoir à la réception de ma lettre non-formatée.
L’employeur et le lien de subordination
Il y a un marché du travail, et il y a sûrement plein de candidats, l’employeur doit faire un choix et il a bien des raisons de ne pas perdre son temps avec les candidatures qui lui apparaissent à l’écart de ce qu’il préfère. J’ai proposé une autre vision de la relation entre le DGS et l’exécutif, et en arrière-plan je soutiens le projet d’une autre relation entre l’administration locale et les élus, en mettant en cause le surplomb hiérarchique des élus sur l’administration locale. Je suggère l’élaboration d’un rapport contractuel transparent entre l’exécutif et le DGS. Je peux le dire plus simplement, je ne veux aucun rapport hiérarchique entre les parties, je veux de l’égalité démocratique. Certains ont pensé que la publication de ma candidature était une stratégie marketing pour me faire connaître : pour l’instant, cela ne marche pas ! Non, en réalité, je cherche autre chose au travers de cette publicité, je souhaite vraiment bousculer le tête-à-tête entre l’exécutif et la direction générale des services pour apporter de la lumière au citoyen.
Tout le secteur public a des difficultés dans la gestion de la fonction employeur. En ce moment, parmi tous les prétendants de la droite au siège présidentiel de l’Élysée, nous voyons se développer une sorte de concours à la suppression de postes de fonctionnaires. Ce qui particularise la fonction publique territoriale, c’est la relative proximité des représentants élus avec les agents territoriaux, l’indistinction dans le pilotage de la raison sociale et de la responsabilité employeur est encore ultra-dominante. De ce point de vue, la séparation entre président du conseil d’administration et directeur général des grandes sociétés anonymes ressemble à la fonction publique d’État et à la fonction publique hospitalière alors que la fonction publique territoriale ressemble plutôt au modèle des PME. Dans une remarquable série de vidéos publiées par Médiapart portant sur le métier des inspecteurs du travail, l’un d’entre eux rappelle que leur fonction de contrôle sur les employeurs est justifiée par « le lien de subordination juridique et économique » entre l’employeur et le salarié qui leur commande d’être les garants de la bonne application du droit du travail, dans le secteur privé soumis aux lois du marché. L’inspecteur du travail intervient comme un tiers entre les employeurs et les salariés, il y a un système paritaire dans la fonction publique mais cela ne constitue pas l’équivalent d’un tiers qui tient compte de l’asymétrie (par exemple, « l’employeur a le droit de punir le salarié, l’inverse n’existe pas »), ce qui peut être un handicap notamment dans le secteur public local où la notion de marché de l’emploi n’est pas absente.
Mon sujet n’est pas tant de proposer une comparaison que d’ouvrir un questionnement sur la relation de subordination. En termes simples, est-il légitime que les élus locaux aient un pouvoir hiérarchique, et donc discrétionnaire, sur les agents territoriaux ? Les deux notions sont distinctes, mais très liées. Le chef peut donner des ordres à un subordonné, même si cela n’est pas écrit dans une loi ou dans un texte, ce qui revient souvent à une libre décision du chef, c’est-à-dire à un pouvoir discrétionnaire. Aujourd’hui, les cadres territoriaux comme les cadres du secteur privé ne cherchent plus, dans leur immense majorité, à imposer des tâches dont les agents chargés de l’exécution ne comprendraient pas le sens. Il y a une culture de la concertation et de la participation qui s’est répandu dans la société et dans l’administration, enfin on l’espère… mais la règle juridique reste prioritairement top/down.
La fonction du Maire ou du Président décrite par le CdG35. Il n'y a plus qu'à taper "format C:", reformater !

Le pouvoir hiérarchique mal aimé, le pouvoir discrétionnaire honni
Quand un désaccord émerge, le chef impose et le subordonné doit remonter toute la chaîne hiérarchique s’il souhaite persister dans son opposition et ne pas obtempérer. Dans notre système d’emploi territorial, il faut bien reconnaître que les données des conflits internes aux services remontent souvent mal, que le cheminement est souvent lent avec des niveaux hiérarchiques nombreux, et que le fléchage hiérarchique professionnel est souvent shunté par un élu. Ce fonctionnement structurellement autoritaire, vertical, pyramidal, sensible à la corruption pose de nombreux problèmes d’efficacité et de désengagement des salariés ou des agents. L’organigramme hiérarchique est connu de tous, l’abolition du pouvoir discrétionnaire de chaque niveau hiérarchique reste possible à chaque fois que le niveau supérieur accepte d’en prendre le contrôle. Ce système top/down a fait la gloire de l’industrie taylorienne et de la bureaucratie weberienne, mais il se révèle moins performant dans le contexte plus complexe de notre époque où les expertises se sont multipliées et diversifiées. Le monde en réseau exige moins de commandement, beaucoup d’automatismes parfaitement séquencés et maîtrisés, et de la coordination entre égaux. Dans nos collectivités publiques, la diversité des métiers est très grande, le modèle bureaucratique reste fréquemment inachevé mais la longueur de la chaîne hiérarchique souvent modelée soit par la durée des promotions, soit par la hiérarchisation des formations initiales, a des effets aussi désastreux qu’ailleurs si ce n’est plus. Nous avons à l’évidence beaucoup de retard dans l’automatisation des tâches administratives.
 Le procès en incompétence dans les services publics touchent toutes les hiérarchies comme ailleurs. L’instauration de la fonction publique territoriale en 1984 n’a pas totalement réussi à couper la tête au clientélisme. Le législateur du début des années 80, qui a cherché à redonner de l’autonomie aux collectivités locales, ne voulait pas rogner leur responsabilité employeur, tout en améliorant l’égalité des agents territoriaux. On s’est ainsi beaucoup polarisé sur le recrutement par concours et sur le statut de la fonction publique territoriale. Dans les années 80, il n’y a encore aucune réflexion sur le bouleversement numérique et les changements sociétaux introduits par une nouvelle culture du réseau. On a cru, à cette époque de la décentralisation, que l’instauration du modèle bureaucratique étatique contiendrait les dérives clientélistes. Tout pouvoir discrétionnaire est le ferment du clientélisme, son séquençage ralentit sans doute le phénomène, mais sans le dissoudre totalement.
Le mécanisme corrupteur basique du clientélisme est toujours le même : je suis chef, il y a tel règlement ou telle décision possible qui pourrait t’être préjudiciable, alors je vais être gentil avec toi, je vais utiliser mon pouvoir discrétionnaire en ta faveur. Et personne ne pourra contester mon choix, ou mieux encore personne ne le saura… Le clientélisme ne se différencie pas dans ses principes mécaniques selon qu’il soit mis en œuvre par un élu, par un cadre territorial, un chef d’entreprise ou un cadre du privé. Les élus qui en usent auprès des administrés en usent généralement de la même façon auprès des agents territoriaux, voilà la seule différence pratique. Mais il est clair aussi que la validité du pouvoir hiérarchique des élus est de plus en plus contestée par les agents territoriaux, particulièrement par les cadres, car malgré le considérable effort des élus locaux pour maîtriser la gestion ils n’ont pas la légitimité de la compétence professionnelle : par conséquent, le pouvoir discrétionnaire est de plus en plus identifié comme tel.
La démocratie bottom up, cause commune des agents et des citoyens
Le clientélisme des élus est moins bien toléré que celui des autres parce que nous pensons que les élus sont les représentants de la démocratie. Nous admettons l’accumulation de pouvoir dans les entreprises par les possédants du capital qui peuvent dominer le marché par leur capacité d’offre ou de demande, nous reconnaissons le pouvoir hiérarchique par les managers dans les entreprises et les administrations au nom de la compétence professionnelle, en politique nous croyons à la démocratie et donc le pouvoir discrétionnaire est moins légitime, il prend plus de soin à sa dissimulation dans le système institutionnel.
Aujourd’hui, les jeunes générations revendiquent la démocratie parce qu’elles refusent les chefs, y compris au niveau du travail, elles veulent une démocratie conçue comme une protection de la domination. Savez-vous que les jeunes lycéens rêvent désormais davantage d’être entrepreneur indépendant que de passer par une grande école pour devenir un cadre de haut niveau ? Même si l’on admet que la hiérarchie a sans doute encore de beaux jours devant elle en milieu professionnel au nom de la compétence, la subordination est démocratiquement inacceptable. Le contexte sociétal a changé et cela va se poursuivre, il ne reste plus qu’à en tirer la conclusion : un représentant du peuple peut contracter mais il ne peut pas être le responsable affiché d’une subordination.
La domination de l’employeur patron est trop transparente et contradictoire avec la légitimité démocratique, elle est en train d’entrer dans une zone d’impossibilité pour un élu. La fonction employeur, comme toute position de commandement discrétionnaire, est substantiellement incompatible avec une représentation bottom up de la démocratie, quoi qu’en dise les textes. Si les représentants de la population, tirés au sort ou élus, veulent être crédibles et transparents dans leurs missions publiques au nom de la volonté générale, ils doivent abandonner l’idée que la démocratie pourra continuer à être bottom up pendant les 3 mois de campagne électorale et top down pendant les 6 ans de mandat.
Dans son dernier livre, Louis Chauvel (1), parle de « l’inquiétante spirale des illusions devant le changement social », « cette spirale résulte de notre lenteur à prendre en compte les nouveaux états du monde, de notre paresse, ou simplement de la péremption d’une large majorité du personnel politique et intellectuel qui vit encore dans un monde que les autres ont vu disparaître depuis trente ans ». Il y a un phénomène générationnel, beaucoup de gens admettent encore que la démocratie consiste en une élection qui autorise un rôle de chef, néanmoins l’idée d’une « démocratie pour agir et non plus pour subir » (2) monte et nous sommes de plus en plus nombreux à vouloir un monde « libre, connecté, coopératif, interdépendant, concret », bref une intelligence collective.


Si nous n’attendons plus de changement par le haut, par la loi ou par le ministère de la Fonction Publique, nous pouvons nous investir dans la gouvernance locale. Nous sommes en réalité tous co-responsables, nous pouvons au moins soutenir l’élaboration de règles internes pour encourager les élus locaux à s'écarter de la fonction employeur. C’est un grand défi pour les années à venir. Le redimensionnement intercommunal associé à la mutualisation des services donne une formidable opportunité d’avancer dans cette direction. Lorsque les agents et les citoyens sauront faire cause commune sur cette évolution, ils seront irrésistibles.

(1) Louis Chauvel, « La spirale du déclassement – Essai sur la société des illusions », éditions du seuil, p 13