La fonction employeur, comme toute position de commandement
discrétionnaire, est incompatible avec la responsabilité de
représenter la population, quoi qu’en disent les textes juridiques
actuels. La séparation des pouvoirs dans nos collectivités locales
fonctionne mal, le débat démocratique est faible et de nombreux
territoriaux souffrent d’un système hiérarchique démotivant et
discrétionnaire. La mise en cause des personnes a peu d’intérêt,
il s’agit d’ouvrir un vrai débat avec les acteurs de nos
territoires et de discuter les rôles et les missions nécessaires
pour faire vivre la démocratie locale.
La réponse à vomir…
j’ai reçu la lettre-type qui ne dit rien à l’issue de ma
première candidature publique de DGS. Ma compagne, qui suit mes
pérégrinations professionnelles, comme je suis aussi les siennes de
syndicaliste dans un autre milieu professionnel que le mien, m’a
interrogé sur l’opportunité d’écrire cette phrase
suivante contenue dans le 2ème paragraphe de ma lettre au Président de la Communauté de Communes du Pays Bigouden Sud : « Je vomis ces
réponses formatées qui confirment le refus de tout
réel échange que j’ai déjà reçues ». N’était-ce
pas trop violent, trop accusateur, trop dérangeant ? Oui, le
parti pris de sincérité peut être d’abord lu comme une
provocation, je le reconnais. Il ne singularise ni mon métier ni ma
situation personnelle, c’est le lot de millions de gens. Mais j’ai
choisi de maintenir cette formulation parce que j’ai autant le
droit de me sentir agressé à la réception de ces lettres formatées
que mon destinataire pouvait l’avoir à la réception de ma lettre
non-formatée.
L’employeur et le lien de subordination
Il y a un marché du travail, et il y a sûrement plein de
candidats, l’employeur doit faire un choix et il a bien des raisons
de ne pas perdre son temps avec les candidatures qui lui apparaissent
à l’écart de ce qu’il préfère. J’ai proposé une autre
vision de la relation entre le DGS et l’exécutif, et en
arrière-plan je soutiens le projet d’une autre relation entre
l’administration locale et les élus, en mettant en cause le
surplomb hiérarchique des élus sur l’administration locale. Je
suggère l’élaboration d’un rapport contractuel transparent
entre l’exécutif et le DGS. Je peux le dire plus simplement, je ne
veux aucun rapport hiérarchique entre les parties, je veux de
l’égalité démocratique. Certains ont pensé que la publication
de ma candidature était une stratégie marketing pour me faire
connaître : pour l’instant, cela ne marche pas ! Non, en
réalité, je cherche autre chose au travers de cette publicité, je
souhaite vraiment bousculer le tête-à-tête entre l’exécutif et
la direction générale des services pour apporter de la lumière au
citoyen.
Tout le secteur public a des difficultés dans la gestion de la fonction employeur. En ce moment, parmi tous les prétendants de la droite au
siège présidentiel de l’Élysée, nous voyons se développer une sorte de
concours à la suppression de postes de fonctionnaires. Ce qui
particularise la fonction publique territoriale, c’est la relative
proximité des représentants élus avec les agents territoriaux,
l’indistinction dans le pilotage de la raison sociale et de la
responsabilité employeur est encore ultra-dominante. De ce point de
vue, la séparation entre président du conseil d’administration et
directeur général des grandes sociétés anonymes ressemble à la
fonction publique d’État et à la fonction publique hospitalière
alors que la fonction publique territoriale ressemble plutôt au
modèle des PME. Dans une remarquable
série
de vidéos publiées par Médiapart portant
sur le métier des inspecteurs du travail, l’un d’entre eux
rappelle que leur fonction de contrôle sur les employeurs est
justifiée par « le lien de subordination juridique
et économique » entre
l’employeur et le salarié qui leur commande d’être les
garants de la bonne application du droit du travail, dans le secteur
privé soumis aux lois du marché. L’inspecteur du travail
intervient comme un tiers entre les employeurs et les salariés, il y
a un système paritaire dans la fonction publique mais cela ne
constitue pas l’équivalent d’un tiers qui tient compte de
l’asymétrie (par exemple, « l’employeur a le droit de
punir le salarié, l’inverse n’existe pas »), ce qui
peut être un handicap notamment dans le secteur public local où la
notion de marché de l’emploi n’est pas absente.
Mon sujet n’est pas tant de proposer une comparaison que d’ouvrir
un questionnement sur la relation de subordination. En termes
simples, est-il légitime que les élus locaux aient un pouvoir
hiérarchique, et donc discrétionnaire, sur les agents
territoriaux ? Les deux notions sont distinctes, mais très
liées. Le chef peut donner des ordres à un subordonné, même si
cela n’est pas écrit dans une loi ou dans un texte, ce qui revient
souvent à une libre décision du chef, c’est-à-dire à un pouvoir
discrétionnaire. Aujourd’hui, les cadres territoriaux comme les
cadres du secteur privé ne cherchent plus, dans leur immense
majorité, à imposer des tâches dont les agents chargés de
l’exécution ne comprendraient pas le sens. Il y a une culture de
la concertation et de la participation qui s’est répandu dans la
société et dans l’administration, enfin on l’espère… mais la
règle juridique reste prioritairement top/down.
La fonction du Maire ou du Président décrite par le CdG35. Il n'y a plus qu'à taper "format C:", reformater ! |
Le pouvoir hiérarchique mal aimé, le pouvoir discrétionnaire
honni
Quand un désaccord émerge, le chef impose et le subordonné doit
remonter toute la chaîne hiérarchique s’il souhaite persister
dans son opposition et ne pas obtempérer. Dans notre système
d’emploi territorial, il faut bien reconnaître que les données
des conflits internes aux services remontent souvent mal, que le
cheminement est souvent lent avec des niveaux hiérarchiques
nombreux, et que le fléchage hiérarchique professionnel est souvent
shunté par un élu. Ce fonctionnement structurellement autoritaire,
vertical, pyramidal, sensible à la corruption pose de
nombreux problèmes d’efficacité et de désengagement des salariés
ou des agents. L’organigramme hiérarchique est connu de tous,
l’abolition du pouvoir discrétionnaire de chaque niveau
hiérarchique reste possible à chaque fois que le niveau supérieur
accepte d’en prendre le contrôle. Ce système top/down a fait la
gloire de l’industrie taylorienne et de la bureaucratie weberienne,
mais il se révèle moins performant dans le contexte plus complexe
de notre époque où les expertises se sont multipliées et
diversifiées. Le monde en réseau exige moins de commandement,
beaucoup d’automatismes parfaitement séquencés et maîtrisés, et
de la coordination entre égaux. Dans nos collectivités publiques,
la diversité des métiers est très grande, le modèle
bureaucratique reste fréquemment inachevé mais la longueur de la
chaîne hiérarchique souvent modelée soit par la durée des
promotions, soit par la hiérarchisation des formations initiales, a
des effets aussi désastreux qu’ailleurs si ce n’est plus. Nous
avons à l’évidence beaucoup de retard dans l’automatisation des
tâches administratives.
Le procès en incompétence
dans les services publics touchent toutes les hiérarchies comme
ailleurs. L’instauration de la fonction publique territoriale en
1984 n’a pas totalement réussi à couper la tête au clientélisme.
Le législateur du début des années 80, qui a cherché à redonner
de l’autonomie aux collectivités locales, ne voulait pas rogner
leur responsabilité employeur, tout en améliorant l’égalité des
agents territoriaux. On s’est ainsi beaucoup polarisé sur le
recrutement par concours et sur le statut de la fonction publique
territoriale. Dans les années 80, il n’y a encore aucune réflexion
sur le bouleversement numérique et les changements sociétaux
introduits par une nouvelle culture du réseau. On a cru, à cette
époque de la décentralisation, que l’instauration du modèle
bureaucratique étatique contiendrait les dérives clientélistes.
Tout pouvoir discrétionnaire est le ferment du clientélisme, son
séquençage ralentit sans doute le phénomène, mais sans le
dissoudre totalement.
Le mécanisme corrupteur
basique du clientélisme est toujours le même : je suis chef,
il y a tel règlement ou telle décision possible qui pourrait t’être
préjudiciable, alors je vais être gentil avec toi, je vais utiliser
mon pouvoir discrétionnaire en ta faveur. Et personne ne pourra
contester mon choix, ou mieux encore personne ne le saura… Le
clientélisme ne se différencie pas dans ses principes mécaniques
selon qu’il soit mis en œuvre par un élu, par un cadre
territorial, un chef d’entreprise ou un cadre du privé. Les élus
qui en usent auprès des administrés en usent généralement de la
même façon auprès des agents territoriaux, voilà la seule
différence pratique. Mais il est clair aussi que la validité du
pouvoir hiérarchique des élus est de plus en plus contestée par
les agents territoriaux, particulièrement par les cadres, car malgré
le considérable effort des élus locaux pour maîtriser la gestion
ils n’ont pas la légitimité de la compétence professionnelle :
par conséquent, le pouvoir discrétionnaire est de plus en plus
identifié comme tel.
La démocratie bottom up, cause commune des agents
et des citoyens
Aujourd’hui, les jeunes
générations revendiquent la démocratie parce qu’elles refusent
les chefs, y compris au niveau du travail, elles veulent une
démocratie conçue comme une protection de la domination. Savez-vous
que les jeunes lycéens rêvent désormais davantage d’être
entrepreneur indépendant que de passer par une grande école pour
devenir un cadre de haut niveau ? Même si l’on admet que la
hiérarchie a sans doute encore de beaux jours devant elle en milieu
professionnel au nom de la compétence, la subordination est
démocratiquement inacceptable. Le contexte sociétal a changé et
cela va se poursuivre, il ne reste plus qu’à en tirer la
conclusion : un représentant du peuple peut contracter mais il
ne peut pas être le responsable affiché d’une subordination.
La domination de l’employeur
patron est trop transparente et contradictoire avec la légitimité
démocratique, elle est en train d’entrer dans une zone
d’impossibilité pour un élu. La fonction employeur, comme toute
position de commandement discrétionnaire, est substantiellement
incompatible avec une représentation bottom up de la démocratie,
quoi qu’en dise les textes. Si les représentants de la population,
tirés au sort ou élus, veulent être crédibles et transparents
dans leurs missions publiques au nom de la volonté générale, ils
doivent abandonner l’idée que la démocratie pourra continuer à
être bottom up pendant les 3 mois de campagne électorale et top
down pendant les 6 ans de mandat.
Dans son dernier livre, Louis
Chauvel (1), parle de « l’inquiétante spirale des
illusions devant le changement social », « cette
spirale résulte de notre lenteur à prendre en compte les nouveaux
états du monde, de notre paresse, ou simplement de la péremption
d’une large majorité du personnel politique et intellectuel qui
vit encore dans un monde que les autres ont vu disparaître depuis
trente ans ». Il y a un phénomène générationnel,
beaucoup de gens admettent encore que la démocratie consiste en une
élection qui autorise un rôle de chef, néanmoins l’idée d’une
« démocratie pour agir et non plus pour subir »
(2) monte et nous sommes de plus en plus nombreux à vouloir un monde
« libre, connecté, coopératif, interdépendant, concret »,
bref une intelligence collective.
Si nous n’attendons plus de
changement par le haut, par la loi ou par le ministère de la
Fonction Publique, nous pouvons nous investir dans la gouvernance
locale. Nous sommes en réalité tous co-responsables, nous pouvons
au moins soutenir l’élaboration de règles internes pour
encourager les élus locaux à s'écarter de la fonction employeur. C’est un
grand défi pour les années à venir. Le redimensionnement
intercommunal associé à la mutualisation des services donne une
formidable opportunité d’avancer dans cette direction. Lorsque les
agents et les citoyens sauront faire cause commune sur cette
évolution, ils seront irrésistibles.
(1) Louis Chauvel, « La
spirale du déclassement – Essai sur la société des illusions »,
éditions du seuil, p 13
(2) Charlotte Marchandise,
Choisir
une candidature coopérative pour l’élection présidentielle
de 2017